Chapitre 8

2000


Début Novembre 1999, ma décision est donc prise. Je ne supporte plus les coups tordus, l'incompétence crasse, l'attitude condescendante et la déloyauté à l'entreprise de mes managers directs à EDF et je me mets à la recherche, en toute discrétion évidemment, d'un nouvel emploi. Une offre de poste de direction technique en particulier a attiré mon regard. Si le nom de l'entreprise n'est nullement mentionné et si l'annonce est assez bien ciselée et évite toute indiscrétion, je reconnais clairement Amazon... Or Amazon, c'était un scoop énorme puisqu'Amazon n'était pas présente dans le pays fin 1999 !

Je contacte immédiatement par téléphone la chasseuse de têtes mandatée pour cette annonce et obtient rapidement un rendez-vous. Lors de notre entretien, j'affirme que la seule entreprise possible pour cette offre est Amazon au grand étonnement de la chasseuses de têtes qui m'interrogera pour en savoir plus. Après ma réponse, elle appellera sur le champ Amazon pour leur demander de me recevoir dans les plus brefs délais. Quelques jours plus tard, je suis reçu dans des bureaux temporaires du côté de Neuilly. On me fait une offre, à un salaire raisonnable, sans plus. Mais le nom et la renommée de l'entreprise, la perspective de monter un service de A à Z en France, ma certitude qu'Amazon va bouleverser le landernau hexagonal, tout ça me fait rapidement accepter l'offre.

Logo Amazon
Logo Amazon

Dans le même temps, il se passe quelque chose de bizarre dans le paysage informatique mondial : les valorisations des Startups de l'Internet, qui étaient déjà souvent assez folles, deviennent complètement cinglées. Le Capital Risque et les VCs injectent des sommes hallucinantes dans des projets de plus en plus fumeux. Tout cela ne sent pas bon, cela sent le système pyramidal. Chez les banquiers, j'entends souvent « je n'y comprends rien mais les autres font du pognon, alors il faut qu'on y aille aussi et qu'on sorte à temps ». Dès fin Octobre 1999, le Nasdaq devient dingue, avec une croissance quasi-verticale. Au vu des chiffres, j'affirme à tous ceux qui veulent l'entendre que la bulle explosera dans les trois mois et que de nombreuses Startups auront mis la clé sous la porte avant l'été, les investisseurs se désengageant les uns après les autres de projets fumeux dans lesquels ils n'auraient jamais du mettre un kopeck s'ils n'avaient pas été des rapaces. Un très grand nom industriel parisien, qui m'avait presqu'insulté en entendant mes propos, aura en Février 2000 une élégance certaine à mon égard : « Tout cela était bâti uniquement sur du vent et de l'arrogance, et mon attitude à votre égard l'était également. Vous aviez parfaitement raison, j'avais totalement tort, et je vous présente mes plus sincères excuses. ».

Incide IXIC du Nasdaq, 1994-2005
Indice IXIC du NASDAQ, 1994-2005, Domaine public

La place de Paris ne déroge pas à la règle, il n'y a pas qu'en Californie que la folie du sucre touche les esprits... Outre Amazon, j'ai envoyé un CV à Tokamak, un « incubateur » du Sentier lancé initialement sous le nom de « Défi Start Up » par Jean-Luc Rivoire et Antoine Decitre, si mes souvenirs sont bons. On parle de Tokamak dans la presse toutes les dix minutes, les sommes mentionnées sont hallucinantes, l'incubateur dispose s'une surface folle au centre de Paris, et ils cherchent un technologue, wooof. Je suis reçu par un polytechnicien à peine plus jeune que moi, de mémoire le second des deux gars pré-cités. Il me présente en passant des « startupers » en pleine masturbation intellectuelle, c'est-à-dire qu'ils sont en train de copier un Business Model totalement foireux issu de la Silicon Valley genre "commande et livraison en 15 minutes chrono sur votre lieu de travail de collants de rechange Dim alors qu'il y a un Monoprix juste en bas"... Il est plus jeune que moi et parle comme s'il était sorti depuis seulement dix minutes de la cuisse de Jupiter lui-même. Il a réussi à piquer la Rolex de Séguéla pendant que celui-ci buvait un mojito sur la plage de Pampelonne et il compte bien la lui revendre avec une grosse plus-value. Moi, technicien, je suis de la piétaille. Je veux créer de la valeur, il s'en tamponne totalement. La discussion a commencé à sérieusement partir en sucette lorsque Decitre m'affirma que « l'évaluation technologique des projets incubés n'a strictement aucun intérêt et que seul compte le Burn Rate ». Tout son discours détaillait une stratégie de système pyramidal dans lequel il fallait entrer tôt et sortir pile à temps. Entendant cela, j'écourtais immédiatement l'entretien, à la colère de Decitre. Je me souviens lui avoir dit « bien, j'en ai assez entendu, on va s'arrêter là ; inutile de me raccompagner, je trouverai le chemin ». Il me répondit « effectivement » et me tourna ostensiblement le dos, j'en pouffe encore !

Je démissionne donc d'EDF, finis tranquillement ma période de préavis négociée pour me permettre un départ ver le 20 Janvier 2000 et démarre peu après chez Amazon. Alors que je m'attends à retourner vers les bureaux de Neuilly, voire vers le superbe hôtel particulier que le management d'Amazon est en train d'investir dans Paris intra-muros, on me contacte pour m'annoncer que mon lieu de travail sera... à Saint-Quentin en Yvelines. Nom de Zeus, Saint-Quentin en Yvelines... Des années après avoir quitté Grif, il allait falloir que je me retape le RER C aller-retour vers Saint-Quentin en Yvelines. Ce que j'ignorais, c'est que les bureaux n'étaient pas, au contraire de ceux de Grif, à proximité immédiate de la station RER/SNCF. Il y avait près de 20 minutes de marche entre le RER C et les bureaux, ce qui faisait quasiment deux heures de trajet total porte-à-porte. Je tenterai la voiture (une seule fois, vus les embouteillages délirants du côté de Versailles) et la moto.

Le premier contact avec Amazon fût une bouffée d'oxygène pur après des années d'EDF. On allait vite, il y avait des jeunes, les décisions étaient vite prises. Mais il y avait aussi, comme partout, des choses qui fâchaient :

Alors que nous sommes en mode stealth total et que je suis en réunion avec le grand patron, il reçoit un appel de quelqu'un que je comprends vite être un ou une journaliste. Devant moi seul, alors que la porte de la salle de réunion est fermée, il donne à son interlocuteur des détails strictement confidentiels sur le lancement d'Amazon en France, des détails que je n'ai même pas le droit de discuter avec mon épouse. Je suis assez étonné de sa manière de faire puisque les Américains nous ont lourdement briffé sur cette confidentialité obligatoire mais après tout, c'est lui le patron, hein... Le lendemain matin, Le Figaro titrait sur cinq colonnes à la Une sur l'installation et l'ouverture des Services Amazon en France avec plein d'informations clairement confidentielles... J'étais évidemment le seul - avec mon patron - à savoir d'où venaient ces informations. Quelle ne fut donc pas ma surprise quand il convoqua tous les employés ensemble, monta sur une chaise pour être vu de tous, montra un exemplaire du Figaro, et passa un savon à toute l'équipe « parce qu'il a eu des fuites inadmissibles »... Tiens, les coups tordus étaient de retour.

Le même jour, tous les Directeurs partirent avec le patron, dans sa voiture, jusqu'aux bureaux de Georges Chetochine en bord de Seine à Rueil-Malmaison. Chetochine, décédé en 2010, était un comportementaliste et un pape du marketing. Notre patron, qui le connaissait déjà, venait lui demander conseil sur la stratégie d'Amazon face à l'institution qu'était la FNAC. Chetochine, qui n'avait surtout pas besoin de faire ses preuves devant une andouille à un pourcent de matière grise comme notre Directrice de la Stratégie, donna clairement le fond de sa pensée. Si tant est que ma mémoire soit toujours exacte sur ses analyses, la plupart restent toujours pertinentes - et vérifiées - seize ans plus tard. À la sortie de cette improbable réunion, notre Directrice de la Stratégie piqua une colère contre "ce vieux con", qu'au contraire je trouvais intelligent, raisonnable, bon analyste et fin stratège ; certes, ses commentaires piquaient là où ça faisait mal, mais après tout c'était bien nous qui étions venus chercher son opinion, non ? Cela me valut un commentaire étonnant de mon patron du genre « ne commente jamais, même en privé entre nous, ce type de commentaire négatif » qui forgera le soir-même la décision que je ne voulais pas travailler pour lui beaucoup plus longtemps.

De toute manière, je venais de faire un saut de puce au Royaume-Uni pour voir comment les équipes techniques d'Amazon.co.uk travaillaient. Je me suis alors rendu compte que tout, vraiment tout ce qui était technique était en fait réalisé aux USA, que les filiales n'avaient pas ou très peu la main, et que le rôle de CTO local était en fait celui d'un manager de la hotline ! Donc très, très mais alors TRÈS loin des promesses des entretiens d'embauche. Il va de soi que cette découverte m'avait laminé.

Peu de temps après, nous reçûmes la visite du management américain. Joe Galli, CEO qui venait de chez Black&Decker (si, si, je vous assure), le CTO, le CFO et toute la clique. Jeff Bezos n'était à cette époque que le Président du Conseil d'Administration. On aurait dit que Galli sortait du quatrième épisode jamais tourné du Parrain, c'était consternant. Il frimait comme le neveu d'Al Pacino au début du Parrain 3. Il ne comprenait - et ne voulait pas comprendre - que le livre avait une place à part en Europe. Il refusait les spécificités locales. Après la réunion, nous finîmes tous dans un restaurant parisien où le vin coulait littéralement à flot et où les américains vissés à leurs téléphones avec les USA ne nous accordaient pas une seconde, puis un OpenBar dans une boîte de nuit qui m'a littéralement dégoûté. En comptant les bouteilles de vin, de champagne et d'alcools forts qui défilaient, les nourritures hors de prix qui étaient englouties, je repensais aux tables à échardes, aux refus de voyager autrement qu'en Économie même pour un haut manager ne restant que quelques heures sur place après 12 heures de vol, aux promesses de nous envoyer en renfort faire de la manutention du côté d'Orléans avant Noël (Si, si !!! Plus démagogue, tu meurs.) et je prenais à part mon patron français pour lui dire « je ne vais pas rester ». Il comprît immédiatement le message.

Je passais immédiatement en mode Recherche d'Emploi et tombait sur une annonce publiée par la chasseuse de têtes qui m'avait déjà reçu pour Amazon. La fusion d'une Web Agency et d'un cabinet de consulting, tous deux d'origine suédoise, cherchaient leur CTO pour Paris... Or je suis suédophone, rappelez-vous... Reçu par le CEO de la filiale française, un franco-norvégien, le boulot promis me plaisait bien. Monter une activité de consulting Web à Paris. Le salaire était très bien, la signing option aussi.

Quelques jours plus tard, alors qu'une sale affaire de licenciement abusif mettait une ambiance épouvantable dans cette équipe Amazon de taille encore réduite, je quittais donc la société pour basculer vers les bureaux du quartier des Champs-Élysées de la société Halogen.

Mais comme on était encore pas mal dans la période "dot-com", cela a donné ce genre de choses :

Article des Echos
Article des Echos annonçant mon arrivée chez Halogen

Chez Halogen, l'ambiance me plaisait, le boulot me plaisait, les collègues étaient chouettes, j'avais juste un doute sur la capacité à nous insérer dans un marché saturé par la crise en cours. La crise était en effet bien plus soutenue que prévue et l'explosion de la bulle Internet avait mis un sacré coup de frein à tous les investissement informatiques tous azimuths. Le coup porté aux sociétés de services et/ou de consulting était donc terrible.

Heureusement, j'avais conservé un orteil dans le W3C et Vincent Quint m'avait proposé de rester Invited Expert dans le CSS Working Group après mon départ de EDF. Je suis donc allé, sur mes propres deniers, à une réunion du CSS WG hébergée par Opera à Oslo. À la faveur de cette réunion, plusieurs personnes m'ont demandé ce que je faisais en ce moment et cela a donné des contacts directs pour une éventuelle embauche avec Adobe, Microsoft et Netscape... Et je choisis finalement Netscape : pourquoi eux ? Pour une raison simple que seul un informaticien peut comprendre : ils faisaient des belles choses. Si, je vous assure : c'est comme quand un élève de Math-Spé M' explique à des amis incrédules qu'il apprécie la "beauté" d'une démonstration mathématique... Je pensais réellement que XPCOM, XUL, XBL et Gecko étaient une nouvelle manière de développer des applications qui allait faire fureur.

Logo Netscape
Logo Netscape (issu de Netscape 6)

Et puis ils étaient sympas, j'y connaissais déjà pas mal de monde. Cerise sur le gateau, ils me proposaient de rester à Paris... J'ai donc rapidement quitté le consulting pour revenir à mes anciennes amours, la technologie.

Mais n'allons pas trop vite, il faut absolument que je vous raconte comment tout cela s'est passé, parce que cela le mérite franchement. Tout d'abord donc, Pierre S., mon pote Pierre S. qui travaille chez Netscape et participe au CSS WG, fait un referral sur moi. C'est-à-dire qu'il fournit mes coordonnées et ma description au Recrutement ; si je suis embauché, il reçoit un bonus pour avoir fourni cette référence. Bon, Pierre a un peu fait mousser les choses mais Netscape me connaissait déjà hein ? On me téléphone, me demande des références supplémentaires et on finit par m'inviter dans les premiers jours de Septembre à venir à Mountain View pour des interviews. Je suis potentiellement intéressé par l'éditeur, le mail, le CSS Engine, AIM et encore un autre groupe.

Je ne peux évidemment pas rester le Directeur Technique d'Halogen et aller parcourir la planète pour répondre à des interviews d'embauche... Certains n'hésiteraient pas, mais pas moi. Je démissionne donc d'Halogen, en plutôt bons termes. Ayant prévenu mon ancienne collègue d'Amazon Christelle Heurtault (qui avait fondé entre temps Evene/Citations du Monde, depuis racheté par Le Figaro), celle-ci me proposa de squatter un bureau dans son entreprise, à deux pas de la Place de la République, donc à 4 pas de chez moi. J'acceptais avec joie.

Christelle et son associé sous-louaient en fait des bureaux à une société qui livrait tout pour les animaux (nourriture, objets, etc) en 30 minutes dans Paris intra-muros... La société faisait partie des investissements d'un nom bien connu à l'époque, mais n'avait vraiment aucun business model à part « faire comme pet.com aux USA ». Je vous assure... « Mais comment vous voyez l'évolution de la société ? », « Comme pet.com », « Mais encore ? », « Comme pet.com, on vous dit !». Un après-midi de début juin 2000, les patrons de cette société ouvrèrent le champagne avec tous les employés avec force cris et applaudissements, ils avaient fait 400 Francs (environ 60€) de commande dans la journée... Cela ne pouvait évidemment pas tenir comme cela et ce qui devait arriver arriva : un matin, les employés de cette société trouvèrent les grilles fermées et les grilles restèrent définitivement fermées malgré leur attente. La société était en liquidation après avoir brûlé plusieurs millions de France à une vitesse folle et personne n'avait osé leur dire. « Comme pet.com» m'avaient-ils dit 😀 Pour la petite histoire, pet.com a été reconnu par CNET comme un des plus grand désastres entrepreneuriaux de la période dot-com... Christelle quant à elle avait les clés de la partie qu'elle sous-louait, fort heureusement.