Chapitre 7

Agent

Je me suis donc attelé début 1994 à plusieurs choses : tout d'abord la mise à jour régulière du démon http du CERN sur notre infrastructure, ensuite l'écriture de pages Web pour tous les Services de la DER, la compilation et mise à disposition de Mosaic, et enfin et surtout faire percoler la culture du Web au sein d'EDF...

J'ai aussi rapidement eu besoin d'améliorer les services proposés et j'ai donc alors commencé à hacker le code du serveur du CERN, ajoutant par exemple de nouveaux fichiers log et proposant les extensions en Open Source (mais bien plus tard, malheureusement). J'ai du aussi immédiatement rejoindre l'HTML Editing Review Board, le groupe IETF supervisant les évolutions d'HTTP (le protocole d'accès au Web) et HTML (le langage des pages HTML), et commencer à me plonger dans la standardisation du Web.

Cette période démarre aussi sous d'autres hospices... Du bon côté des choses, je vais me marier fin Juin. Du mauvais, j'ai commis la regrettable erreur de consommer un unique canapé à la crevette lors d'une réunion du SGML Users' Group hébergée par Dassault Électronique en tout début d'année. Dès le milieu de l'après-midi, des douleurs d'estomac atroces me prennent. Elles s'intensifient tellement que mon père doit me traiter aux anti-ulcéreux à mon retour sur Paris. Si cela va mieux une nuit, tout reprend dès le lendemain et cela durera plusieurs mois... L'unique canapé consommé dans cette réunion avait du subir une épouvantable rupture de chaîne du froid, dans des conditions d'hygiène précaires. Listériose et salmonellose à la fois, car je fais rarement dans le détail. Outre une pharmacopée hallucinante et contraignante ingurgitée tous les jours, j'ai eu plusieurs fois des douleurs telles que je roulais littéralement par terre de douleur, incapable de ne pas hurler tellement je souffrais, dans l'attente de mon père accourant en urgence pour m'administrer une injection de viscéralgine forte. Cela finira en appendicite chronique aiguë, et un passage sur le billard fin Mai... Lorsqu'après l'opération l'infirmière m'amena pour le dîner un café léger et un quartier de pomme, je faillis pleurer : cela faisait près de six mois que tant le café que les pommes m'étaient strictement interdits.

Après tout ces mois de faiblesse, mes premiers jours de convalescence se passent assez mal. Je dois marcher un peu pour éviter la phlébite mais faire à petite vitesse ne serait-ce que le tour du pâté de maison est au-delà de mes forces. Je suis heureusement remis pour la fin Juin, et mon mariage peut avoir lieu dans des conditions raisonnables pour moi. Conséquences inattendues de tout cela, je ne tolère plus les épices dès qu'elles sont plus fortes que le poivre courant et un de mes petits plaisirs de la table, les œufs de saumon, me donnent désormais mal au ventre.

Vers fin Mai début Juin, je reçus chez moi un soir un appel téléphonique pour le moins surprenant qu'il me faut vous relater :

À EDF et sur le Web, fort de mon expérience dans le monde SGML, j'étais en terrain connu... Mais les outils manquaient. L'édition HTML était minable, à peine améliorée par l'apparition de HoTMetaL, le premier éditeur sérieux dans le domaine mais non-Wysiwyg.

Je testais tout, compilais tout ce qui me passait sous la main, tentait de rentrer dans le code pour voir si le projet était maintenable, extensible, pérenne quoi... Je communiquais aussi beaucoup autour de moi et m'attelais à la rédaction de ma première note interne technique, les fameuses notes H de la R&D d'EDF. Et mon niveau rédactionnel était mauvais, voire très mauvais. Heureusement, deux collègues délicieuses, Aline et Françoise, m'aidèrent beaucoup en me corrigeant, me faisant des recommandations. À force d'à force, ma première note H, une banalité sur l'expansion du Web, fut publiée.

Un soir, alors que j'étais resté assez tard au bureau et que nous n'étions plus que deux dans les locaux, un grand type un peu bedonnant débarqua dans mon bureau à la recherche d'un collègue, évidemment déjà parti. Et puis il me dit « vous m'expliquez ce que vous faites en ce moment ? ». Le type était plutôt sympa, ouvert et désireux de savoir alors je lui ai tout raconté. Il m'a écouté sans prononcer un mot puis me dit « surtout continuez ce que vous faites, c'est important ». J'appris seulement le lendemain qu'il s'agissait du Directeur des Études et Recherches d'EDF, donc un type à un niveau du Président, qui faisait régulièrement son tour des locaux et aimait se tenir au courant des activités en cours. À part chez Netscape, je n'ai jamais revu ça de toute ma carrière...

Peu de temps plus tard, je reçus un coup de fil plutôt étrange... Un gars se prétendant Chef de Département (en général gérant 4 ou 5 Groupes d'une dizaine/douzaine de personnes) me convoquait dans son bureau de l'immeuble de la Direction. J'y allais un peu inquiet et me retrouvais dans un bureau considérablement plus confortable que le mien face à un petit barbu m'abreuvant de questions sur moi, mon passé, mon travail, ma manière de faire mon travail, les maths, l'informatique, j'en passe et des meilleures. Au bout de presqu'une heure de ce traitement, et alors qu'il me vouvoyait précédemment et que l'ambiance était assez formelle, le dialogue s'infléchît assez nettement :

Je suis évidemment sorti de cet entretien très secoué mais, sur une très nette impression de confiance et d'importance, et je le rappelais au téléphone peu de temps après pour accepter. Le petit barbu en question s'appelait Claude B., et il m'a ce jour-là invité dans le cercle des types fiables et loyaux qui s'entraidaient pour réussir à faire leur boulot tranquillement pour le bien d'EDF au milieu du panier de crabes et de coups tordus qu'était le reste de la DER et de l'entreprise... Claude, un type brillantissime et génial, est devenu mon mentor et mon ami comme la plupart des membres de ce cercle vertueux. Claude, si tu me lis (ce dont, te connaissant, je ne doute pas), sois assuré de toute mon amitié la plus fidèle.

Côté matériel informatique, il y a du très bien et du... moins bien. J'ai une Sun Sparc de dernière génération sur mon bureau et l'écran (cathodique) de 21" qui est le plus grand standard de l'époque me cache efficacement. Pour la Bureautique, j'ai par contre besoin également d'un PC et là, malgré notre statut de R&D, nous sommes limités par des machines "marché tarif national" qui sont sans commune mesure avec nos besoins. Des bécanes faiblardes, à petits écrans, pas modernes. Sauf pour les chefs, évidemment... Alors qu'Ingénieur de Recherche, je me coltinais une deux-chevaux sur laquelle la compilation était quasi-impossible, mon patron qui ne faisait plus que de la Bureautique avait lui une ferrari. Le Logiciel est à l'envi : Lotus Notes pour tout, Lotus Notes partout, Lotus Notes pour tous ! Éprouvant.

Fin 1994, je suis de plus en plus débordé de boulot parce que le Web explose et on me demande de tous côtés, dans une entreprise de 130 000 personnes... Je me résous à demander à ma patronne Jocelyne l'embauche d'un Webmaster, ce qui m'est accordé mais en prestation de service. La recherche de cette perle à l'époque rare sera épique, et je finirai avec trois candidats seulement. Un Normalien qui se serait vite emmerdé, un type de l'Epita qui ne savait rien faire mais qui me l'avait joué « bon je suis votre homme, je commence quand ? » et Vincent, un gros nounours super-sympa qui n'avait que le Bac D mais qui m'avait infiniment plu car super-doué, autodidacte et m'avait répondu « bah faut bien vivre » quand j'avais commenté la ligne « Réalisation de CDs d'image de charme » de son curriculum vitae... J'ai évidemment embauché Vincent, surnommé « Groumpf», la meilleure embauche de ma vie. Vincent si tu me lis, bien des choses à toi, cela fait bien trop longtemps depuis notre dernière rencontre !

Début Mai 1995, mon chef de Service m'annonçât que le Gouvernement ordonnait aux grandes entreprises nationales de participer au World Wide Web Consortium (W3C), créé au MIT quelques mois plus tôt pour reprendre des mains de l'lETF la standardisation du Web, et qui s'installait en Europe via l'INRIA. Il y allait, je cite, de la position technologique de la France... J'avoue avoir à l'époque été très sceptique. Tout d'abord c'était une requête très verticale, qui n'était soutenue à ce moment par aucun besoin industriel de notre côté. De plus, une guéguerre opposait l'IETF et les gens du Web, et je voyais l'IETF comme un modèle de standardisation ouverte alors que le côté consortium-industriel-payant-fermé-aux-individus du W3C me plaisait peu.


Premier logo semi-officiel du W3C

J'ai alors assisté à une réunion de retape du W3C dans le quartier des Ministères à Paris, où j'ai retrouvé à ma très grande surprise Jean-François Abramatic qui avait rejoint le W3C au nom de l'INRIA. Mais mon scepticisme demeurait ; il demeurait d'autant plus que les autres grandes entreprises françaises présentes étaient également là sur ordre, que France Télécom par exemple n'exprimait aucun intérêt - bien au contraire - dans le Web, que je n'avais pas envie de me ridiculiser en arrivant dans un organisme de standardisation sans aucun projet porteur, et qu'enfin le coût annuel de participation au Consortium était prohibitif. Je regrettais également la standardisation totalement ouverte en particulier aux individus de l'IETF, à comparer au W3C qui n'allait accepter que des entreprises... Je faisais donc à mes patrons une recommandation doucement sceptique et cela en resta là, pour quelques mois. Mais l'ordre du gouvernement était trop pressant, le W3C montait contre toute attente en puissance contre l'IETF et EDF finit par rejoindre le W3C.

Vincent Quint, qui avait aussi rejoint le W3C et lui aussi à un poste important, me mit alors au défi de rejoindre le HTML Working Group qui préparait HTML 4.0... Il y avait besoin là-bas d'utilisateurs industriels du Web et EDF était en Europe à la pointe du domaine. Là, la donne changeait : la possibilité d'influer directement sur le standard pour y ajouter les éléments nécessaires à la présence d'EDF sur le Web était un argument majeur, parfaitement reçu comme tel par ma hiérarchie, bien plus important que l'ordre gouvernemental de faire de la figuration au W3C pour la seule gloire du nombre d'entreprises françaises présentes...

Dans le même temps, EDF et GDF avaient constitué un Directoire intitulé « Communication Électronique en Réseaux » qui était suffisamment précurseur (nous sommes fin 1994 début 1995) pour s'occuper de l'image en ligne des deux entreprises, encore fortement liées à l'époque. On me pria très vite d'y intervenir en tant tout d'abord qu'expert technique, puis membre permanent invité par le Directeur Adjoint de la Communication d'EDF lui-même, enfin en tant qu'auteur/rédacteur de l'ensemble du document « Cadre de Cohérence Technique » qui allait être soumis à la totalité d'EDF et de GDF.

Et ce qui devait arriver arriva... La représentante officielle des Études et Recherches à ce Directoire, Sylvie A., prit ombrage de ma présence et de mon niveau de contribution (qui n'était qu'en réponse aux demandes du président du Directoire) au lieu de les utiliser pour sa propre gloire. Un matin, à mon arrivée à mon bureau, j’eus la surprise de voir mon accès au serveur Web désactivé de même que mes accès aux comptes postmaster et newsmaster. Aucune notification préalable, évidemment. Mon patron direct m'appela alors pour m'annoncer que je n'avais plus le droit de participer au Directoire Communication Électronique en Réseaux... À EDF, les emmerdes issues des coups tordus volent en escadrille.

Après quelques discrètes recherches, je découvris que tout cela avait fait été sur ordre de ma propre Direction, plus spécifiquement de la pré-citée représentante officielle au Directoire, également Directrice de la Communication de la DER... Ne pouvant plus mener à bien mon travail du tout, je me rappelais de la « protection » proposée par Claude et me décidais à lui passer un coup de fil pour tout lui raconter.

Tout alla alors très vite... Quinze minutes plus tard, Claude me rappelait pour m'annoncer qu'il avait fait passer le message. Dans les minutes qui suivaient, deux autres personnes, extérieures à la DER, m'appelaient pour m'assurer de leur soutien total et de leur action immédiate pour corriger le tir. Une heure plus tard, Claude me rappelait pour me dire que le problème allait être réglé. Encore une heure plus tard, le Directeur Adjoint de la Communication d'EDF m'appelait directement, dans un état de colère que je ne lui ai jamais revu, pour me dire que tous mes accès allaient être rétablis très vite et que la coupable allait être isolée rapidement et que, je cite, je n'aurai plus jamais à m'en faire à son propos. Quinze minutes plus tard, tous mes accès étaient miraculeusement rétablis toujours sans notification préalable... Sylvie A. fut muselée, n'assistât plus aux réunions du Directoire et finit même par quitter la DER !

1995, c'est aussi la période Alain Juppé Premier Ministre... Et Alain Juppé, ce n'est pas que les grandes grèves de fin 1995 ou le fiasco absolu des moines de Tibirhine. C'est aussi - et c'est peu connu - la première vraie initiative de mettre de l'informatique et de l'Internet en France. Il avait décidé, contre toute attente, d'un grand plan de déploiement dans les Écoles, Universités et Bibliothèques. Il avait imposé à France Télécom le virage vers le Web contre le Minitel, dont seul l'excellent Gérard Damlamian était l'avocat en interne (il en a d'ailleurs payé le prix fort). Il avait aussi lancé un vrai début de programme d'accès aux données, le premier du genre. Et pour aider ce mouvement, le Gouvernement cherchait un expert technique du Web pour le Cabinet du Ministre de l'Éducation Nationale. Ordre avait été donné à France Télécom, EDF et aux Universités de fournir chacune un candidat. L'occasion était trop belle pour certains de mes patrons de pouvoir se débarrasser de moi et je fus sélectionné pour ce poste très politique, à mon grand dam. Mais comme à EDF on fait souvent les choses à moitié, France Télécom campa devant le bureau du Ministre pour avoir le poste tandis qu'EDF se contentait d'attendre la décision... Je fus soulagé de ne pas être finalement choisi. La Présidence d'EDF fut par contre fort mécontente et le Secrétaire Général de l'entreprise m'invita à un petit-déjeuner au siège pour en discuter. Je découvris donc une nouvelle fois que même dans la réalisation de leurs coups tordus, mes patrons étaient souvent des incompétents ou en tous cas des dilettantes.

Quelques jours plus tard, à l'issue d'un Directoire, je suis invité à passer chez le Directeur de la Production d'EDF. Un sacré bonhomme, redoutable et extrêmement puissant. Avec tout son cabinet autour de lui, il me dit qu'une chute majeure du réseau électrique vient de se produire en cascade dans 8 ou 9 états de l'ouest américain et que le bureau EDF des États-Unis a été infoutu de lui fournir des informations utiles. Si je peux obtenir rapidement des informations ici-même, cela validera l'importance du Web. Sur le bureau même du Directeur et son ordinateur personnel, j'installe et lance Netscape et commence une première recherche. Rien. Rien parce que j'ai utilisé un faux-ami en anglais et c'est donc normal. Un gars du cabinet me suggère « power outage » et comme par miracle tombe en second résultat un document listant quasiment minute par minute l'historique de l'effondrement du réseau et ses causes. Le Directeur de la Production s'en étouffe, hurle littéralement de joie, fustige son bureau américain et me déclare les yeux dans les yeux « il faut déployer ce truc à tous les managers et toutes les secrétaires de France et de Navarre immédiatement ». Je repars du bureau avec une grande tape amicale dans le dos de la part des membres du Cabinet du Directeur, et le sentiment des dix minutes les plus productives de ma vie.

Malheureusement, ce succès ne se répète pas partout dans EDF... Je me souviens en particulier de ce grand patron dont le nom m'échappe m'agressant devant tout le monde à la fin d'une réunion « Non mais vous vous rendez compte qu'avec votre truc, mes Agents pourront avoir accès à des informations avant même que je les leur donne ? C'est inacceptable ! Moi vivant, jamais ! ». Vieux con rétrograde, parfaitement symptomatique d'une mentalité dépassée et malheureusement ubiquitaire en France à cette époque-là. À moi tout seul, non pas à cause de ma personne mais à cause de la mission qui m'était confiée, je remettais en cause la verticalité d'une entreprise de 130 000 personnes. J'ai ce jour-là compris que le Web allait bousculer non seulement la vie et les entreprises, mais les nations elles-mêmes. La lentille grossissante offerte par le Web aux individus allait bousculer les entreprises mais également les démocraties et surtout les dictatures, c'était une certitude.

Fin 1995, je m'envole pour Boston pour assister à la 4ème Conférence Internationale du Web. Premier vol en Business Class, premier vol intercontinental, première fois aux USA, première conduite d'une voiture automatique, premier usage d'un cruise control. J'atterris un soir de Décembre, et y prends la route directement pour rejoindre Abdel, mon pote marocain de Stockholm, à Hanover dans le New Hampshire où il a émigré. Je passe un moment mémorable en sa compagnie pendant que les températures chutent à vue d’œil, jusqu'à un hallucinant -37°C en cours de nuit. Dès le lendemain, il neige comme je ne l'ai jamais vu même en Suède. Le blizzard nord-américain. On ne voit rien, absolument rien, à trois petits mètres, les températures sont polaires, le vent vient des grandes plaines du nord. C'est dans cette purée de pois que je dois reprendre la route vers le sud puis l'est, vers Boston. Ma voiture de location a heureusement des pneus « lamelles ». Je ferai environ 3 heures épuisantes d'autoroute dans le blizzard à un grand maximum de 30 km/h, concentré comme tout le monde sur les lumières du véhicule devant moi, ne voyant strictement rien d'autre que ces lumières, et me faisant doubler uniquement par quelques SUVs immatriculés à New York. Nous roulons en convoi millimétré, et dans la discipline. Heureusement, le blizzard s'arrêta plus au sud et dès la bifurcation de la I-90 vers l'est, la neige était loin. Mais pas pour très longtemps...

Je découvre alors Boston, où je me rendrai plusieurs dizaines de fois dans le futur, la veille de la conférence. Pour une première visite aux USA, c'était un bon choix car la ville est historique, elle regorge de belles rues avec des belles maisons victoriennes de taille raisonnable tout en étant clairement une ville nord-américaine. Et puis cela regorgeait évidemment de choses à ramener, le jour d'ouverture des soldes dans les boutiques de vêtements d'hiver !

Le soir même, je me retrouve au bar de mon hôtel pour un café et fait la connaissance d'Yves Lafon, du W3C, qui est encore un ami plus de vingt ans plus tard. La conférence démarre sur les chapeaux de roues dès le lendemain matin, avec un format maousse très différent de ce que j'ai pu vivre sur le vieux continent. L'organisation me semble millimétrée et énorme (j'ai depuis vu des conférences bien plus orchestrées que cela mais pour le novice en nord-américanisme que j'étais, cele me semblait le bout du monde). J'en retiens de très, très nombreuses choses dont :

De retour sur Paris, je décidé de m'investir plus dans mon activité au sein du W3C en tant que représentant d'EDF et réserve mon voyage pour Sophia-Antipolis où va se réunir le HTML Working Group. Alors que je suis plutôt silencieux dans le Groupe depuis que je l'ai rejoint (parce que je ne me sens pas encore le niveau d'intervenir), il va se passer une chose pour moi étonnante et mémorable à Sophia... Alors que le Groupe discute ad nauseam un truc non technique sur lequel il n'y a visiblement aucun consensus, j'ai passé la soiré précédente à disséquer la spec dans tous les sens et je suis tombé sur un souci dans le document... Pour être très précis, il y a en HTML deux manières de cibler un élément quand on utilise un fragment identifier dans un URL (la partie qui commence par #) : cela peut cibler soit un élément arbitraire qui possède l'ID donné, soit une ancre possédant l'attribut name à la valeur donnée. On a donc une collision entre deux espaces de valeurs et le comportement du navigateur si on a un élément à l'ID donné ET une ancre avec name à la valeur donnée n'est pas spécifié... Alors que la discussion en cours était prévue pour durer 30 minutes, que l'on discute depuis une heure sans émergence de consensus et que la Chairwoman du Groupe ne réagit pas, je craque et prends la parole « bon, ça fait une heure qu'on discute sans solution et personne ne veut bouger ; en attendant, moi, j'ai un vrai souci technique à discuter, j'ai détecté une collision entre ID et name ». Silence dans la salle, la Chairwoman me fusille du regard mais je suis invité à exposer mon souci. En anglais, évidemment. On m'écoute, je vois des premières têtes acquiescer et le consensus se dégage.. Il y a bien là un beau souci technique que je viens de lever. Chris Lilley, mon vieux pote Chris Lilley, un des piliers de la standardisation internationale du Web et qui est alors assis en face de moi, prend alors son sourire n°3 (celui avec la tête légèrement penchée sur le côté gauche, le regard par-dessus les lunettes, un mouvement des cheveux longs et un sourire de connivence) et m'assène un « Good catch, Daniel! » qui me fait rougir de la tête aux pieds et reste un souvenir précieux.

Du côté EDF, les choses progressent également. Le Web devient important, tout le monde le sent. Les demandes en provenance de toutes les Divisions de l'entreprise explosent, les Courants Porteurs en Ligne sont un axe de travail, et il est grand temps de passer, début 1996, à la vitesse supérieure. Peu de temps après, décision est prise de créer une Équipe Web hébergée par la R&D d'EDF, une SSII interne limitée au Web, un guichet unique pour ce type de projets qui assistera les Divisions en leur apportant compétences et carnet d'adresses. De nombreux collègues m'appellent pour me féliciter, me témoignent de leur soutien, me disent qu'il était temps et j'ai même des Ingénieurs qui me contactent pour me rencontrer car ils veulent rejoindre la future équipe...

Quinze jours plus tard, patatras. Les mêmes me rappellent pour me dire qu'ils sont désolés, qu'ils ne comprennent pas comment Machin a pu être nommé à ma place à la tête de l'équipe, surtout qu'il n'y connaît rien, qu'il est parachuté par la grâce de relations personnelles et qu'il n'a jamais géré une équipe avant. Je suis évidemment effondré, encore un coup tordu, la spécialité EDFienne... Mais bon, c'est le jeu et le professionnalisme reprend vite le dessus sur la déception. Le Machin en question montrera malheureusement très vite des aptitudes au-delà de tout cauchemar possible... Au bout de seulement quelques jours, il est évidemment que c'est un branleur de première, qu'il se tamponne totalement du Web, est infoutu de gérer une équipe, qu'il se prend pour le roi du monde et qu'il a été effectivement méchamment pistonné malgré son incompétence totale. Le moral de l'équipe en prend un sacré coup, et l'ambiance aussi.

Peu de temps plus tard, l'Association Aristote dont EDF était membre me proposa d'organiser un grand séminaire sur le Web. Avec l'aval de ma hiérarchie, je répondais immédiatement présent et organisais dans le grand amphi de l'École Polytechnique ce qui reste probablement le premier séminaire technique international sur le Web en France, avec des orateurs venant de partout et même d'Amérique du Nord. Énorme succès, énorme opportunité d'apprendre, nouer des relations, sentir le pouls du secteur. Machin, lui, se distingua une fois de plus : au bout de deux heures de conférence et alors que tout le monde appréciait fortement la journée et ses enseignements, il montra de plus en plus son ennui total et finit par quitter l'amphi sur un « je me tire, il fait trop froid dans cette salle ». Là, et seulement là, mon management se rendit compte de l'erreur de casting, comprit que le plus gros piston du monde ne peut couvrir une telle nullité, et décida finalement d'intervenir. Il sera muté, loin de l'équipe et on n'entendra plus jamais parler de lui au plus grand plaisir de non seulement toute l'équipe mais également de ses nombreux contacts tant internes qu'externes qui avaient fini par bypasser son incompétence. La période a été tellement pénible, le gars tellement nul et absent que j'en ai oublié jusqu'à son nom, chose extrêmement rare chez moi...

L'équipe continue cependant de vivre et une nouvelle responsable est nommée. Heureusement plus agréable, plus du sérail, plus compétente. Au bout de quelque temps, il est clair qu'un changement est encore nécessaire : le Web a percolé partout, il y a  désormais de nombreuses sociétés de service sur le marché et il n'est donc plus besoin d'avoir cette équipe interne. On se recentre alors sur une équipe technique de R&D que je vais gérer. Les projets furent sympas et innovants, voire précurseurs. Deux choses en particuliers méritent d'être citées :

Cette réorganisation de l'équipe, faite de façon conjointe entre mon département et celui du Centre de Calcul, avait donné lieu à une réunion mémorable entre Jacques C., le responsable du Centre de Calcul et moi. Il y évoquait, je cite, la solitude des cimes, l'éloignement de la bââââse vécue par les fonctions dirigeantes telles les Chef de Départements (qui géraient disons entre 40 et 80 personnes). Un discours hallucinant, on aurait dit un sketch digne d'un one-man show comique mais il n'y avait aucun humour dans ses déclamations... De toute manière, cet homme était déjà la seule personne à qui j'ai vraiment eu envie de casser la figure de toute ma vie. J'ai d'ailleurs failli le faire, et seul le regard suppliant d'une collègue m'avait alors arrêté... Durant un dîner de Noël de notre équipe auquel il était invité (il y avait une tradition stupide d'inviter un autre manager à ce type de festivité), il s'était permis de tirer à boulets rouges - uniquement des bobards - sur notre équipe. Probablement dans le seul but de la récupérer dans sa propre escarcelle...

En attendant, Chris Lilley du W3C m'a mis au défi de rejoindre le CSS Working Group, m'affirmant que la présence d'un grand groupe industriel est nécessaire pour faire contrepoids aux vendeurs de navigateurs qui prennent parfois leurs vessies pour des lanternes (déjà...). Ce que je fais donc, me plongeant immédiatement dans les arcanes de la spec CSS 2.0 en cours de rédaction. Quelques mois plus tard, je soumettrai au nom d'EDF mon document Simple Tree Transformations Sheet (STTS) au W3C.

En 1998, je proposerai également au CSS Working Group qu'EDF héberge une de ses réunions annuelles qui se passera magnifiquement, première réunion W3C en-dehors des USA. Tellement magnifiquement que les membres du Group s'en souviennent encore, et que nous reçûmes peu de temps plus tard une lettre du Chairman du W3C nous « remerciant pour la remarquable organisation de ce meeting qui a prouvé aux autre Membres du W3C qu'il était parfaitement possible d'héberger une réunion technique en-dehors de la Silicon Valley », ahem...

Peu de temps après, le représentant officiel de Netscape dans le CSS Working Group qui prévoit de prendre une grosse période sabbatique me proposera de m'embaucher chez Netscape pour le remplacer mais cela sera bloqué par un hiring freeze, là-bas en Californie.

En parallèle, la n-ième tuile est tombée... J'ai été chargé, en plus de l'équipe sus-mentionnée, de développer et mettre en place un système d'authentification sortante Web. En fait, l'accès au Web à EDF, c'était... payant ! Et en plus c'était très cher, 50 Francs de l'époque du méga-octet transféré si mes souvenirs sont bons. Il faut donc mettre en place un proxy authentifiant associé à des comptes (un par employé) et des codes de gestion, avec évidemment des administrateurs et des super-user. À l'échelle d'un groupe distribué de 130 000 personnes comme EDF et à cette époque, c'est un très gros projet technique Web sur de nombreux mois de travail. J'embauche un gars talentueux en contracting et on se colle ensemble sur le projet.

Mais vu la largeur du projet, sa très forte visibilité nationale et ses retombées financières, mon patron direct qui était plutôt un brave type affable - en tous cas jusque là - me pique le projet de plus en plus ; c'est-à-dire qu'il commence par communiquer à ma place pour finalement décider à ma place. Évidemment en perruque de ses attributions officielles existantes...Ce qui devait arriver arriva : le projet était loin d'être fini, voire tout simplement bien engagé, alors que la deadline de recette approchait. Et là, le dit-patron revient vers moi et m'engueule parce que le projet présente désormais un danger de dépassement ! Ce jour-là, j'ai craqué, j'ai même pleuré (si, si) et j'ai commencé à me dire que je ne ferai finalement pas carrière dans un tel foutoir.

Après avoir obtenu des excuses lors d'une grosse explication, j'ai évidemment repris les rênes du projet jusqu'à son terme, et la recette eut bien lieu à date convenue. Mais la flamme n'est plus là. J'en ai marre des coups tordus, et je suis désormais prêt à partir. À la mi-1999, une énorme réorganisation des Services Informatiques d'EDF et Gaz de France est annoncée. On n'est pas encore dans le divorce, il est au contraire question de rapprocher les deux entreprises pour bénéficier d'effets de synergie. Dans la nouvelle organisation, je ne vois pas ma place et surtout je n'y vois pas le Web. Alors que tout le monde autour de moi pousse des épaules de manière affolante et joue des coudes à tout va pour obtenir les faveurs du futur Directeur, Yves Bamberger, je comprends qu'il est temps pour moi d'aller vers de nouvelles aventures.

Je m'en ouvre alors auprès d'un mentor, ami et collègue, sans savoir que celui-ci déjeune justement avec le futur Directeur une heure plus tard... Il lui glisse alors « si sur le Web tu as besoin de Glazman, dépêche-toi, il vient de m'annoncer son intention de quitter EDF ». Le soir même, Bamberger m'appelle directement chez moi vers les 20h45 et pendant 45 minutes me convainc de rester encore à EDF avec très précisément ces mots, martelés plusieurs fois : « restez, on va faire du neuf avec des gens neufs et j'ai besoin de vous ; vraiment, restez »...

J'en discute alors avec mon épouse et décide de donner sa chance à Bamberger qui me demande d'une part un document sur les projets prioritaires à réaliser pour les technologies Web à EDF/GDF, d'autre part l'organisation d'un séminaire d'une journée pour en discuter avec tous les intervenants. Je prépare le tout studieusement, j'ai des projets en tête et les noms potentiels pour les gérer. Pour moi, rien, ou un strapontin. Ce n'est pas à moi de réclamer un poste ou jouer des coudes comme les autres, je ne veux que ce que je suis capable d'atteindre par ma compétence, point.

Le retour sur ces actions, ces propositions et cet assez gros travail fut lamentable : aucun. Rien, zilch, nada, que dalle, peanuts, niente. Quant à Bamberger, disparu. Plus aucun signe de vie. J'ai même appris que mon patron d'alors (celui dont j'avais sauvé la prise de pouvoir sur le projet d'authentification sortante) m'avait littéralement dézingué lors des attributions de postes. J'ai alors décidé de tirer un trait définitif sur cette histoire, de réactualiser immédiatement mon CV et démissionner dès la signature d'une offre d'embauche. Je vous raconterai cette recherche d'emploi dans le chapitre suivant...

Fin Novembre 1999, je remettais donc ma démission à Jacques A., mon Chef de Département. Pour la petite histoire, c'était la première démission de l'année sur le site EDF R&D de Clamart, site de 800 personnes, et on était à la fin de l'année... Il était blême, abasourdi, sous le choc. Son patron Jean-Marc H., Chef du Service Informatique et Mathématiques Appliquées à l'époque, était lui hilare. Radieux d'enfin se débarrasser de moi même s'il ne le disait évidemment pas. Soyons clairs, c'était parfaitement réciproque, j'en avais tout simplement soupé des incompétents incapables de prendre la moindre décision et promus uniquement par copinage (syndical ou pas), coups tordus et Principe de Dilbert.

Un dernier épisode surréaliste eut pourtant lieu dans les premiers jours de Janvier 2000. Après la tempête de fin Décembre 1999, le réseau électrique français était en piteux état. Des lignes étaient coupées partout, des dizaines de milliers de foyers sans électricité au cœur de l'hiver. Les retraités revenaient donner un coup de main, l'entreprise fut superbe, réellement superbe et nous étions tous fiers de voir ses Agents sacrifier tout repos personnel pour le rétablissement au plus vite du Service, à une telle échelle. Le Président d'EDF avait d'ailleurs décrété, je cite, un moratoire sur les actions non urgentes tant que tous les foyers n'auraient pas le courant rétabli. Vraiment superbe. Les effets de bords le furent moins, en tous cas chez les petits chefaillons qui-s'la-pêtent... Dans les premiers jours de Janvier donc, deux chercheurs d'EDF me contactèrent et me demandèrent, en tant que Newsmaster, de valider la réception du newsgroup nouvellement créé sur la fusion thermonucléaire contrôlée. Je trouvais cela parfaitement justifié, normal, évident même, mais malheureusement, je n'étais plus Newsmaster... Dans la perspective de mon départ, j'avais passé les rênes à quelqu'un d'autre qui était à ce moment-là en vacances. Je m'en ouvrais donc à mon patron direct (toujours le piqueur de projet) qui me répondit alors un bluffant « impossible, il y a un moratoire sur les actions non urgentes »... Il suffisait juste de virer le # en début d'une ligne dans le fichier nntp.conf. Trois secondes, et pour diffuser un outil absolument nécessaire à nos chercheurs. Une honte absolue. J'ai alors fait mon plus grand sourire et n'ai pas insisté. Par contre, les 800 personnes du site de Clamart furent mises au courant dans l'heure qui suivit...

Après mon départ, fin Janvier 2000, le Web à EDF a totalement périclité. EDF a même quitté le W3C, passant de contributeur à suiveur. La plupart des membres de mon équipe ont soit démissionné soit demandé et obtenu leur mutation. Personne ne sait que le premier serveur Web industriel d'Europe, c'est EDF. Que la première entreprise française à avoir activement contribué aux Standards du Web, c'est EDF. Personne ne sait que dès les années 90, on faisait à EDF des feuilles de styles audio, de l'IoT avec des serveurs Web embarqués, des CPL et encore plein d'autres trucs fabuleux. Personne ne sait qu'EDF était précurseur de quinze à vingt ans ans sur le marché parce que le management a bloqué tout ça selon le vieil adage « Surtout pas de vagues » et surtout selon « Ce sont des chercheurs, faut leur donner un os à ronger mais y'a rien à en tirer ». Un troupeau de nuls, bouffis de suffisance.

Corinne Maier, une ancienne collègue, en a même fait un livre à succès.

De profundis.