Chapitre 6

Web ? La marque de lunettes ?

Ce récit reprend donc le lundi 2 Septembre 1991 au matin et je me présente, comme prévu, dans les bureaux d'Unilog à la porte de Champerret à Paris peu avant 9h du matin. C'est simple, les bureaux sont vides. Un gus m'a fait rentrer après dix appuis sur la sonnette, je squatte dans le bureau vide de l'assistante qui n'arrivera comme une fleur que vers 9h40... en me demandant ce que je faisais là puisque j'étais attendu à l'institut de formation d'Unilog, rue de Londres, derrière la Gare Saint-Lazare !!! Évidemment, personne n'avait songé utile de me prévenir...

Logo Unilog
Logo Unilog

Je fonce donc rue de Londres, décline mon identité, et me retrouve propulsé dans un cours MVS/Cobol qui me laisse encore, vingt-cinq ans plus tard, un souvenir d'effroi. Au bout de deux heures de délire sur les espaces significatifs et autres joies du Cobol, je prends le formateur à part et lui demande s'il y a un environnement de fenêtrage disponible sur la machine parce que le mode TTY, c'est un peu fatigant à la longue... Le gars mettra bien dix minutes à arrêter de se marrer, ce qui m'a définitivement refroidi.

Dès mon retour de formation, consterné, je commence à m'activer parce que MVS/Cobol n'est clairement pas mon rêve professionnel. Si j'accepte qu'on ne puisse pas toujours faire tout ce que l'on veut dans la vie, je souhaite quand même faire du moderne et de l'innovant, pas de l'archéologie... Je contacte donc plusieurs personnes chez Unilog et suis même interviewé par le Directeur Commercial de la Division Systèmes Ouverts. Celui-ci me prendra pour un cinglé et écourtera l'entretien quand je lui affirmais que les machines de taille individuelle, Internet et le client-serveur ouvert allaient changer complètement la donne. Il ne savait même pas ce qu'était Internet... Quand au commercial dont je dépendais, un barbu hirsute aux chaussettes perpétuellement distendues, il viendra carrément me demander « Non mais Daniel, sérieusement, tu crois vraiment qu'il y a du pognon à se faire avec ce truc-là, euh, Internet ?». Le même nous fera perdre un gros contrat à la R&D de la RATP en m'interrompant pour déclarer au décideur technique qu'Oracle n'implémentait pas les triggers, pendant que je détournais le regard, affligé...

Je reste alors à la Division Industrie, dirigée par Gérard G.. Gérard est un polytechnicien, comme moi, mais c'est aussi un type qui a fait toute sa carrière dans cette entreprise. En d'autres termes, il ne connaît pas nécessairement grand'chose à l'innovation technologique et ne se préoccupe que d'une chose, la fameuse croissance annuelle à deux chiffres de l'entreprise qu'on nous serine en permanence. On me place deux étages plus bas sur un projet minable pendant un mois puis, après quelques jours d'inter-contrat, on m'envoie en renfort chez EDF car Unilog a repris un développement de la CGI qui s'est tellement mal passé que la CGI a été virée à coups de pieds dans le derrière... Il s'agissait d'une application sous Windows d'accès à une base de données nationale. Elle devait permettre 80 accès simultanés depuis toute la France. Mais comme les gars de la CGI étaient des gorets incompétents, aucune concurrence n'était implémentée et tout plantait dès le second accès simultané à la base. De toute manière, la CGI avait utilisé un petit code libre pondu par un gars dans son coin et jamais achevé (c'était indiqué noir sur blanc dans le Readme du projet !!!) , cela ne pouvait donc que mal évoluer... J'ai passé là un mois et demi épouvantable, à tenter de corriger des horreurs dans un code irrécupérable et même ajouter des petites barres verticales rose vif (selon le cahier des charges !) devant des champs de formulaire obligatoires. De mon point de vue, le produit n'était tout simplement pas sauvable. Des journées effrayantes dont j'attendais la fin dès 9h du matin. Seule récréation, les ordinateurs Bull étaient d'une telle mauvaise qualité que le ventirad du processeur tombait parfois en panne et le processeur brûlait alors, projetant par le ventilateur arrière du boîtier des flammes très vives de plus de 20cm. Outre la machine bien entendu totalement fusillée et dont le remplacement était long, très long à venir, il fallait alors attendre au point de ralliement incendie à l'extérieur du bâtiment que la mousse carbonique du pompier de service se dissipe... On a les distractions que l'on peut dans une SSII, hein.

Il me revient un échange édifiant avec un commercial d'Unilog qui arborait sur son bureau un Golinu, le trophée du meilleur commercial de l'année en forme de cornes de taureau sur un socle (oui, je sais, on pourrait croire que j'affabule tellement c'est énorme mais c'est pourtant vrai...) :

Superbe franchise, mais totalement insupportable pour moi.

Évidemment, je craque à petit feu. Je vais au travail à reculons, profondément déprimé, Unilog devenant pour moi la suprême quintessence de ce que je ne souhaite pas faire dans la vie : vendre de la merde très cher en se foutant à 100% du produit, de la technologie utilisée, du client et surtout des ingénieurs qui réalisent. Je découvre que les SSII ne vendent pas de la technologie, elles vendent de la viande, produisent de la daube et se tamponnent de leurs forces vives à un tel point que cela donne une idée de la profondeur de la Fosse des Philippines. Personne n'y a une once de vision technologique, et même le patron de la Division Systèmes Ouverts d'Unilog qui deviendra plus tard un grand nom de l'Informatique Française est complètement à côté de la plaque, même s'il frime à tous vents. Je demande alors à Gérard G. un rendez-vous durant lequel j'explique que le projet à EDF n'est pas maintenable et sera inévitablement abandonné sur le court terme (j'avais entièrement raison), qu'il faut l'annoncer à EDF (ce qu'il refuse catégoriquement), que mon rêve professionnel n'est pas l'ajout de barres verticales roses à des formulaires et que je souhaite faire autre chose (ce qu'il refuse) et que donc, puisqu'Unilog refuse de m'enlever de ce projet, je démissionne... Bien entendu, je rembourserai mon précontrat. Gérard G. prétendra à tous ceux qui voulaient l'entendre m'avoir viré, ce qui est rigoureusement faux.

Unilog m'a présenté précisément ce que je ne voulais pas faire : si demain l'Informatique disparaissait et que les processus étaient partout gérés par des lapins dressés porteurs de messages, ils deviendraient dresseurs de lapins du jour au lendemain, probablement en demandant au type debout dans le couloir à côté de la photocopieuse s'il a déjà mangé du lapin à la moutarde. Homme à plaindre s'il répond positivement, car il sera alors instantanément propulsé Grand Expert Du Dressage de Lapin devant tous les clients. Très peu pour moi, merci.

Je quitte cet entretien final un réel sourire aux lèvres, heureux de m'échapper enfin de ce bigntz dans lequel je me suis totalement fourvoyé, infiniment soulagé de ne plus subir ce calvaire dès le lendemain matin. Dans le métro sur le chemin du retour vers chez moi, une dame âgée assise en face de moi me dira « jeune homme, vous avez l'air heureux »...

Dès le lendemain, je prends ma voiture et me rends à Saint-Quentin en Yvelines pour une petite visite chez Gipsi, l'entreprise tellement chouette et novatrice dans laquelle j'avais effectué mon stage de fin d'études de l'X.

Comme d'habitude pendant mon stage, je monte les étages par l'escalier au lieu de l'ascenseur et je me retrouve nez à nez avec Jean Paoli qui m'accueille par un vibrant « Oh Daniel mais tiens qu'est-ce que tu fais là ?». Grif s'est séparé de Gipsi, dans un climat que je comprends assez tendu, et la spin-off ne s'occupe que du produit éponyme, Grif. Je lui explique alors ma situation et il me dit alors « Et comme par hasard, tu as ton CV dans ton sac, hein ? ». Je lui réponds avec un très grand sourire que comme par hasard, effectivement j'ai mon CV avec moi... Après une petite discussion avec lui, Stéphane Querel et le patron Bertrand Mélèse, il m'est proposé de revenir le lundi suivant pour commencer à travailler sur Grif. Le salaire est inférieur à ce que me proposait Unilog mais l'intérêt du job est nettement supérieur, sans commune mesure. Je jubile, tout simplement.

Dès mon arrivée le lundi suivant, Jean m'assigne pour quelques semaines une tache qui non seulement me permettra de me familiariser avec le code, mais également de développer une nouvelle fonctionnalité dans l'éditeur SGML : considérant une sélection arbitraire dans un document conforme à une DTD arbitraire elle aussi, je dois trouver, en me référant uniquement à la DTD, une liste de n instances de remplacement de la sélection. Bien entendu, ces instances doivent préserver toute l'information utile, c'est-à-dire les nœuds textuels et les replaced elements tels que les images. Je plonge comme un fou dans cette implémentation et au bout d'une petite semaine, je reviens voir Jean avec un code complet et fonctionnel, à son assez grande surprise. Je gagne ce jour-là mon ticket pour un CDI sans extension de période d'essai dans une équipe super-sympa.

Pendant deux ans, je me suis éclaté comme rarement dans cette équipe et j'y ai appris énormément. Je côtoyais des vraies pointures dont Pierre-Marie A., mon khâmarade Stéphane Q., Alain D. et Pierre C. avec qui je partageais un bureau et des éclats de rires mémorables, Gilles Marichal et tant d'autres. J'ai même modifié l'implémentation des tableaux EuroMaths de Grif pour qu'elle devienne la première implémentation d'édition Wysiwyg des tableaux CALS, qui influenceront plus tard  fortement les tableaux HTML. Au contact de Vincent Quint et d'Irène Vatton, j'ai aussi beaucoup appris sur le Layout et les Feuilles de Styles. Grif était en effet bâti sur la base de plusieurs langages:

Grif avait aussi des modernités fabuleuses, jamais revues depuis... Il était en particulier capable de restituer le même document dans plusieurs vues sur la base de plusieurs feuilles de styles différentes. Mais cela restait le même document unique ! Imaginez donc un chapitre du présent libre avec une feuille de style absolument normale et une autre qui cache tout sauf les images et les légendes associées... Vous aviez alors un multi-vue avec le document normal et la table des images, juste en Feuille de Styles. Évidemment, puisqu'il n'y avait qu'un seul Document Object Model, toute action dans une vue impactait instantanément les autres vues et même la sélection de texte était synchronisée dans toutes les vues. Une vraie merveille.

Ce qui était moins une merveille, c'était malheureusement les compétences du patron de Grif, Bertrand et du directeur commercial Jean-Charles.... L'entreprise avait alors un assez gros contrat de R&D avec un grand nom nord-américain et ce robinet de pognon ouvert avait amené à négliger la création et maintenance d'un portefeuille de clients plus petits. Ce qui devait arriver évidemment arriva et le gros contrat s'arrêta à la faveur d'une réorganisation, là-bas, aux USA. Selon Bertrand, tout allait bien et la situation était sous contrôle. Malheureusement pour lui, j'étais aussi en partie l'ingénieur système de la boîte et j'effectuais régulièrement des maintenances sur notre serveur de fichiers, une Sparc en libre service dans un bocal. J'ignorais que Bertrand utilisait souvent cette machine pour disposer de Grif (qui n'était pas encore à l'époque porté sous Windows) et un soir, vérifiant les logs et les quelques répertoires critiques du serveur, je suis tombé sur un fichier dans /tmp qui s'appelait Strategie.piv... En gros, la situation était ultra-critique et le document mentionnait explicitement la possibilité de licenciement rapide de la moitié de l'équipe technique. Je mettais évidemment tous mes collègues proches au courant immédiatement. Peu de temps après, Bertrand virera Pierre, pilier de la boîte, gag-man et surtout délégué du personnel, au grand dam de ceux qui restaient.

Tim Berners-Lee
Tim Berners-Lee
(Crédits photo: CERN)

C'est à peu près à cette époque que nous reçûmes la visite de deux gars du CERN appelés Tim Berners-Lee (TimBL) et Robert Caillau. Oui, les inventeurs du World Wide Web... Ils étaient venus demander à Grif (l'entreprise) d'intégrer une librairie HTTP à Grif (le produit) pour le transformer en navigateur/éditeur connecté. L'idée était géniale, conforme au rêve initial de TimBL, et n'aurait demandé que quelques jours de travail au vu de la simplicité confondante de HTTP à cette époque. Mais Bertrand, qui n'avait ni vu ni compris l'importance majeure du Web, ne focalisa que sur le CERN, l'Europe et ses poches bien remplies. Malgré l'équipe technique qui affirmait que c'était Une Bonne Chose™ faisable rapidement, il persista à exiger un financement européen, au grand dam de TimBL qui écrivit plus tard ce qui suit dans son livre à succès Weaving The Web dont je recommande chaleureusement la lecture à tous :

« I found out about a powerful SGML tool called Grif. [...] and I was hopeful its leaders would entertain the idea of developing a Web browser that could also edit. [...] It was a perfect match. The only thing missing was that it didn't run on the Internet. [...]

« I tried to persuade the people at Grif to add the software needed for sending and receiving files over the Internet, so their editor could become a Web browser, too. [...] But they said that the only way they would do so was if we could get the European Commission to fund the development. They didn't want to risk taking the time. I was extremely frustrated. [...] Getting Commission funding would have put eighteen months into the loop immediately. This mindset, I thought, was disappointingly different from the more American entrepreneurial attitude of developing something in the garage for fun and worrying about funding it when it worked ! »

J'étais évidemment effondré. Si autour de moi les gens passèrent vite à autre chose, je ne comprenais pas l'attitude de mon patron face à un développement absolument trivial pouvant nous ouvrir grandes les portes d'un marché nouveau et potentiellement explosif. Même Jean ne fit rien pour changer les choses, il ne voyait aucun intérêt à développer nous-même sans financement européen cette stack http. Ce jour-là, si Bertrand avait dit « oui » au lieu de « montre le pognon d'abord », Grif serait devenue Netscape avant Netscape. Elle aurait eu des années d'avance technologique sur le monde entier, disposant d'un rendering engine moderne, pointu et d'une équipe de classe internationale, en Europe. L'histoire de Grif, c'est finalement celle d'une incompétence à plusieurs milliards de dollars perdus et d'un écosystème d'entreprises high-tech jamais créé. Un échec rare, et resté inconnu.

Grif n'était malheureusement pas Open Source, et je ne pouvais tout simplement pas embarquer son code à la maison pour y ajouter cette fameuse stack http mais l'idée m'a plusieurs fois traversé l'esprit. De toute manière, Bertrand était un manager du style à ne pas me récompenser, voire à m'engueuler, si j'avais fait ça en perruque...

Du côté vie privée, il m'était arrivé un drôle de truc : Maria, rencontrée à Stockholm en 1990, était passée me voir à Paris début 1992. Et nous nous somme installés ensemble à Paris quelque temps plus tard. Son premier emploi ici en France sera même chez Grif aussi, comme assistante commerciale. La Suède n'était pas dans l'Union Européenne à l'époque et lui trouver un job n'avait pas été facile. Grif avait été assez cool pour faire toutes les formalités car elle cherchait quelqu'un pour assister le Directeur commercial.

Je continuais également à faire progresser MEUF, mon agent de messagerie, avec l'intégration des Mutipurpose Internet Mail Extensions (MIME) et de nombreux jeux de caractères. J'y ajoutais également de nombreuses fonctionnalités comme les folders, le multi-vue et plein d'autres choses très agréables. À ma connaissance, MEUF a été le second User Agent au monde à proposer une diffusion non-confidentielle d'une implémentation complète de MIME, après ANDREW qui avait été développé par un des auteurs de MIME mais qui était très compliqué à compiler et utiliser. Une vingtaine de captures d'écran de MEUF est encore disponible.

Pour cette implémentation, j'ai du me plonger à nouveau dans les standards de l'IETF et même commencer à discuter sur ses mailing-lists. Ce fut clairement les prémices de ce qui m'attendait quelques mois plus tard...

Parmi les fonctionnalités que MEUF était presque seul au monde à implémenter en 1993, on peut citer :

Fin 1993, il était clair que les capacités de progression au sein de la boîte étaient nulles, que l'entreprise avait raté le coche en étant incapable de dépasser le marché de la documentation structurée SGML. Le coût faramineux d'une licence du soft interdisait clairement l'accès à un autre segment de marché. En fait, l'innovation pure venait de Vincent Quint et Irène Vatton, et moins de l'entreprise Grif, et il était temps de partir.

Comme l'industrialisation de mon travail sur MEUF me titillait très fort, j'en ai parlé à un copain de promo dont le père était un industriel du logiciel. Il m'a alors proposé de rencontrer son père à qui j'ai exposé mon produit, et mon idée de valorisation, sans oublier de lui offrir des marrons glacés, son péché mignon... Mais la conversation ne fut pas à la hauteur de mes attentes :

Et là, j'ai commis une erreur énorme, monumentale, impardonnable. J'ai effectivement laissé tomber... Je m'en veux encore. Vous qui me lisez, ne faites jamais comme moi : si vous êtes convaincu de votre projet, que vous avez la niak d'y aller, foncez ! N'écoutez surtout que vous-même, montez un Business Plan, allez voir des investisseurs. Si cela ne prend pas en France, allez en Belgique, si cela ne prend pas en Belgique, allez au Royaume-Uni ou aux USA. Mais surtout foncez, même si vous vous plantez, car sinon vous le regretterez toute votre vie. Lisez-moi bien : vous êtes le SEUL à comprendre le vrai potentiel de votre projet.

J'ai donc remis à Grif ma démission fin 1993 après avoir répondu positivement à une annonce recherchant, dans une boîte nommée CR2A-DI, un ingénieur de développement spécialisé dans Unix, X Window et la messagerie électronique pour le développement de solutions dans ce domaine. Les entretiens s'étaient bien passés, un intérêt fort avait été manifesté pour mon application MEUF, bref j'étais assez content. Je faisais mon entrée dans leur locaux de Courbevoie dans les premiers jours de Janvier 1994.

Logo CR2A-DI
logo CR2A-DI

Dès la première journée, tout se passa mal, voire très mal. Tout d'abord je n'avais aucun matériel. Je devais être le seul informaticien de France n'ayant pas de machine ! Un Sun Sparc bien obsolète trônait dans un bocal sécurisé auquel je n'avais pas accès et c'est tout. Le niveau intellectuel moyen était tellement faible qu'il occasionnera un des plus grands éclats de rire de ma vie professionnelle : une des équipes présentes sur le plateau intégrait un Finlandais, venu exprès d'Helsinki pour un projet commun à CR2A et son entreprise. Un jour, un de mes collègues m’annonçât que l'imprimante laser était cassée et n'imprimait que des k et des voyelles à tréma ! C'était évidemment le Finlandais de service qui avait imprimé un mail en finnois... Je ne vous raconte pas la tête du Finlandais en question quand il a entendu ça !

Le patron de CR2A, un ancien pacha sous-marinier, ne comprenait visiblement pas grand'chose à tout ce que l'on racontait sur les divers projets techniques en cours et il n'était là que pour ses supposées « compétences managériales » héritées de l'armée. Mon patron direct était plutôt sympa, mais sans grande envergure. Il y avait aussi un pauvre type, dont le nom ne m'échappe pas et que l'on nommera P., qui se prenait pour le roi du monde mais n'était qu'un zozo.

Au bout de quelques semaines à ne rien faire d'intéressant du tout, sans matériel ou presque, je suis allé râler un peu auprès de mon management. Un peu gênés aux entournures, mon patron direct et le pacha m'ont alors, je cite, confié une mission d'importance : écrire, je cite toujours, un rapport sur le multimédia... Rien que ça ! Pourquoi pas sur le pied de chaise de Charlemagne à mercredi dernier, hein ? Cela n'avait ni intérêt, ni consistance et j'en ai conclu qu'il fallait que je m'échappe très vite de cet endroit. Je retournais quelques jours plus tard voir mes patrons pour leur dire que j'allais quitter l'entreprise puisqu'on ne m'avait strictement rien donné à faire de concret depuis mon arrivée. Ils se savaient en faute, et ont parfaitement accepté mon départ en période d'essai en maintenant mon salaire pour plusieurs mois avec autorisation de ne plus venir dans les locaux. J'ai immédiatement fait mes adieux aux deux seuls collègues sympas et je me suis replongé à 100% dans la recherche d'un autre job. Décidément, les SSII, quelles catastrophes...

J'ai envoyé des CV tous azimuts et parmi les réponses, deux grands groupes m'ont intéressé : Alcatel Alsthom Research (AAR) et la Direction des Études et Recherches d'EDF (DER).

AAR me proposait un job de responsable d'un gros projet multimedia avec le CHU de Strasbourg, si ma mémoire est bonne. C'était très intéressant, techniquement superbe, mais plusieurs choses me refroidissaient sérieusement : tout d'abord le site d'AAR était très loin de Paris au sud, à Marcoussis. Ensuite, je n'avais pas du tout apprécié la tournure prise par la négociation salariale et j'avais nettement l'impression qu'on se foutait de ma tronche. Enfin j'avais vu Martine L., la responsable qui souhaitait m'embaucher, une polytechnicienne d'une quarantaine d'années, exploser de colère dans un couloir quand un autre candidat sur un autre poste avait finalement décliné l'offre. Elle hurlait, l'avait traité de noms d'oiseau, et une telle conduite me rappelait beaucoup trop Unilog...

La DER d'EDF, elle, ne se pressait pas pour répondre et j'ai fini par les booster un petit peu pour in fine avoir une offre ferme d'embauche. La DER me proposait en effet un job dans un groupe où je connaissais déjà du monde : Christine M. que je connaissais depuis GIPSI/Grif, et Sylvain L. via MEUF et d'autres. Les moyens fournis était aussi assez impressionnants et j'avais la certitude d'avoir une Sun Sparc sur mon bureau sous peu. Quant au salaire, il était correct si on y ajoutait les quelques avantages en nature. J'acceptais alors l'offre d'EDF et passais un coup de fil à la polytechnicienne d'AAR précitée. Son attitude au téléphone fut scandaleuse et grossière, confirmant mes soupçons à son égard.


Le logo EDF, recréé par moi-même en GIF, pour le premier site Web
de la Direction des Études et Recherche d'EDF

J'ai rejoint le campus de la DER d'EDF à Clamart en Mars 1994 dans le groupe de Jocelyne L.. L'ambiance était très sympathique, les moyens conséquents, et les projets étaient même techniquement passionnants. Ou presque... En effet, Jocelyne me demanda d'aider Sylvain sur X.500. Si c'était techniquement excitant, bosser avec Sylvain s’avéra assez difficile car il bossait essentiellement seul. Je n'y vois aujourd'hui, vingt ans plus tard, aucun problème : j'étais un gamin surdiplômé mais surtout naïf et débutant, parachuté dans son projet sans son agrément. Mais cela fut tellement difficile que dès le mois d'Avril, Jocelyne finit par me mettre sur un autre projet... Depuis quelques mois, Sylvain et Emmanuel P. avaient mis en place un petit serveur Web qualifié de « pirate » en http://der.edf.fr/ et avaient même posé un démon qui rouvrait le port 80 en sortie à chaque fois que l'IT le fermait autoritairement. Bref, on pouvait accéder au Web et nous étions visibles de l'extérieur !  À cette époque, la carte de France des serveurs Web listait en tout et pour tout 34 serveurs en France...

Je devais reprendre tout ça et le faire prospérer. Au même moment, mes amis me demandaient ce que je faisais à la R&D d'EDF. Répondant à l'un d'entre eux que je bossais sur le Web, il ouvrit des yeux incrédules et me renvoya cette question, que je n'oublierai jamais : « Web ? La marque de lunettes ? Mais qu'est-ce-ce qu'EDF fait avec une marque de lunettes ? ».

En 1994, presque personne ne savait ce qu'était le Web en France, presque personne n'avait chez soi ou même au bureau d'accès à l'Internet, mais cela allait changer à très grande vitesse...