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Entre l'écrit et l'oral du Bac, j'ai eu la très grande surprise de recevoir un coup de fil de mon professeur de Maths, feu Francis Rabany. Il me proposait de nous rencontrer, avec le professeur de Physique Patrick Foulon, dans des bureaux juste derrière le périphérique à la Porte d'Orléans. La rue n'existe plus, rasée au profit des constructions « modernes » qui ont poussé là comme des champignons après l'an 2000. Malgré l'étrangeté de la proposition, je m'y rends et me retrouve face non seulement aux deux pré-cités mais également mon professeur de Français Sylvain Gressot. L'ambiance est décontractée voire très décontractée. Je ne suis plus leur élève et si je reste encore assez tendu face à eux, ils ont basculé dans un mode de discussion avec moi fort différent des années écoulées. Ils m'expliquent qu'ils viennent de lancer une société éditrice de logiciels éducatifs avec l'éditeur Belin. C'est même l'épouse de Patrick Foulon qui dessine les jaquettes des boites... Après une longue discussion sur mon avenir proche (je me souviens comme si c'était hier de l'inestimable recommandation de Patrick Foulon : « n'oublie pas, même si c'est l'Ensimag de Grenoble qui t'intéresse, tu dois viser Polytechnique et tu t'inscris au concours, quoiqu'il arrive »), nous basculons dans la technique et commençons à parler du plan Informatique Pour Tous de l'Éducation Nationale. Rabany me demande si je saurais créer un langage LOGO pour les Thomson TO7 et MO5 que l'État annonce vouloir déployer partout. Oui, le fameux LOGO de Seymour Papert qu'on vantait au Centre Mondial de l'Informatique du chapitre précédent... Je réponds par l'affirmative, modulo le fait que j'aurai à me familiariser avec l'assembleur du Motorola 6809 que je ne connaissais pas encore.
Thomson TO7
(Crédits photo: MO5.com)
C'est un vrai et difficile challenge qui m'est proposé. J'ai clairement deux mois et pas plus pour coder from scratch un langage entier sur une machine que je ne connais pas encore. Mais je relève le défi et mes anciens professeurs me font signer mon premier vrai contrat en bonne et due forme, avec une rémunération au pourcentage sur les ventes ! Peu de temps après, je prends livraison d'un TO7, de son écran et même d'une imprimante et je convaincs mes parents que je dois emmener tout ce matériel dans les Landes pour travailler. Je vais même avoir besoin, pour la première fois, d'un téléphone et la propriétaire de notre maison de vacances consent à laisser un combiné pour que je puisse être appelé... Sans oublier de profiter de la plage et surtout des copains parce que je sais parfaitement que la Maths Sup ne sera pas une sinécure, je programme plusieurs heures chaque jour de ce mois de Juillet 1983.
Assembleur pour l'accès direct au stylet graphique ou pour des librairies rapides, programmation en Basic pour les couches simples, je m'éclate comme un fou sur cette machine bizarre... Le clavier est un « clavier tactile » très inconfortable, mal foutu et dont les touches fragiles ne répondent pas toujours bien. L'interface cassette a été « plombée », c'est-à-dire qu'elle lit et écrit à des fréquences impossibles à recopier pour un lecteur de cassettes normal, ce qui me pose des gros problèmes. En effet, j'envoie quasiment tous les deux jours à Paris une cassette de mon travail et mes deux sauvegardes (une pour moi, une pour Rabany qui joue le rôle du Chef de Projet) me prennent un temps fou. Je finis par dégoter un radio-cassette capable de les copier, ce qui me simplifiera grandement la vie et me prouvera définitivement que les protections de ce type sont stupides et souvent contre-productives. Il est vrai que depuis les déplombages des logiciels Apple II, je n'avais plus vraiment besoin de nouvelles preuves...
À la fin Juillet, mon langage LOGO a pris forme et je rentre sur Paris pour le fignoler. Il n'est pas fini mais presque. Rabany et moi avons à cette occasion développé non seulement une incroyable collaboration, mais également une amitié forte. J'ai découvert le bonhomme derrière le prof de Maths et c'est un type super. Il picole parfois un peu trop, surtout quand on se retrouve dans son restaurant de prédilection du côté de la Porte Dorée à Paris, mais nous sommes devenus bons copains.
Entre temps, mes parents m'ont fait, pour mon Bac, le plus beau et le plus utile cadeau de ma vie : un Apple II... Nous l'achetons évidemment chez STIa où l'éternel Chapuis nous fait une belle ristourne. Quinze jours plus tard, l'Apple II plante totalement et nous retournons chez STIa, qui veut envoyer la bécane en service après-vente. Ma mère, dont j'ai hérité la détestation d'être pris pour un gogo, pousse une vraie gueulante et exige l'échange-standard immédiat de la machine. Chapuis, effrayé par l'impact sur les autres clients, finit par s'exécuter et ma mère me laisse à la boutique régler les derniers détails. Chapuis concluera alors par un beau « woof, pas commode votre mère ». L'Apple s'installe à une place stratégique de ma chambre, juste en face du portrait d'Einstein punaisé sur le liège du mur principal.
Septembre arrive, et la rentrée des classes de Maths Sup au Lycée Charlemagne avec. Le premier jour donne le ton, de 8h à 18h avec un devoir sur table (DST) en Maths d'entrée de jeu. Malgré le traditionnel « il vous reste quelques minutes pour partir si vous le souhaitez », nous restons tous et sortons de cette première journée éreintés physiquement et nerveusement, écrasés par les notes bien entendu lamentables de notre premier DST (il doit y avoir une douzaine de 0/20 et je m'estime heureux avec un minable 4/20) et inquiets de l'avenir. Christian Daher, le plus cool - et le meilleur - d'entre nous, nous propose à la sortie d'aller prendre un café ensemble et nous atterrissons au Bûcheron, à l'entrée de la rue de Rivoli. Le Bûcheron deviendra notre repaire, les patrons nous accueillant avec une gentillesse infinie. C'est une époque où les prix des bistros restent accessibles, nous avons toujours de quoi nous payer un café - même si nous restons devant pendant une heure - ou une partie de flipper. Nous travaillerons souvent, beaucoup, énormément au Bûcheron, nous y sécherons les cours barbants de Dessin Industriel en 5/2 (notre seconde Maths Spé), mais nous ne le savons pas encore. Christian, qui fume déjà, offre alors à tous ceux qui le veulent une clope. J'en prends une, pour voir, et ces premières bouffées de nicotine me détendent prodigieusement, juste ce qu'il me fallait à ce moment précis. Je mettrai bien huit mois avant d'acheter mon premier paquet.
Heureusement, mon implémentation du LOGO pour TO7/MO5 est finie et la commercialisation démarre. Belin le vend à l'Éducation Nationale, et mes premiers revenus (des royalties...) m'arrivent enfin. Côté programmation, je suis revenu à Maple car le calcul formel m'aide beaucoup dans mes cours de maths. Développements limités, calcul infinitésimal, calcul matriciel et autres, tout se programme. Je ne résous jamais mes devoirs comme cela, je vérifie seulement mes résultats. Je continue à voir régulièrement Francis Rabany, pour notre plus grand plaisir commun, même si nous ne codons plus ensemble.
J'ai seize ans et demi, je suis en Maths Sup HX3, et pour la seconde fois de ma vie tout le monde se fout de mon âge, enfin. Charlemagne n'est pas un très grand lycée parisien en termes de classes préparatoires. Son niveau est honorable, mais Louis-le-Grand et les autres planent à dix lieues au-dessus de nous. Corollaire inattendu, l'esprit de camaraderie et d'entraide y est bien plus développé, l'élitisme bien moins prégnant, ce qui ne déplaît à personne, bien au contraire.
Mais le rythme est très soutenu, épuisant, et il n'y a que très peu de week-ends, de congés ou de vacances tranquilles. Une journée normale, c'est réveil à 6h30 et extinction des feux vers minuit/01h00... Si on peut encore s'accorder quelques jours de repos à la Toussaint ou à Noël, le reste de l'année est plus que studieux. Nous savons tous que les classes préparatoires sont quelques années de sacrifice mais de toute manière, nous sommes tous volontaires et fous : les cours nous stimulent, on aime ça et nous n'envisageons pas une seule seconde de râler à cause de la charge monumentale de travail. On travaille les uns chez les autres, on discute sciences au téléphone pendant des heures, cette année est épouvantable mais très joyeuse. Je prends alors plusieurs habitudes qui ne me quitteront plus : travailler avec un fond musical, boire du café aussi fort et aussi souvent que ma mère, et me coucher si je n'avance plus dans mes devoirs pour me relever à quatre heures trente du matin et finir ; étonnamment, je trouve toujours avec facilité à 4h30 ce qui me restait imperméable à 23h30. Ma mère interrompt régulièrement mes week-ends passés à mon bureau de travail par un « viens faire une pause dans la cuisine, je t'ai préparé une matze avec du beurre et du sel », une vraie NMI (Non-Maskable Interrupt) salvatrice.
Et puis il y a dans la classe Sylvie, qui me plaît vraiment beaucoup, cool et rigolote... Mais je suis toujours d'une timidité maladive, cachée comme il se doit derrière une exubérance de façade.
J'étais cependant contacté en début d'année de Sup par le Groupe Test pour contribuer au magazine dédié aux machines Tandy. En effet, Tandy avait des clones des Sharp PC1211 et 1500 et autres Casio et Trace avait décidé de créer une rubrique spéciale pour cette gamme. J'y écrivais régulièrement, relisais les contributions extérieures, j'étais en fait le chef de la rubrique, ce qui m'apportait quelques revenus.
Un souvenir lié au magazine Trace me revient : Trace m'avait contacté
pour récupérer du matériel dédié au PC-1500/PC-1600 (une tablette tactile
et une interface RS232C) et le tester pour le magazine. J'ai du retrouver
André Warusfel,
alors président des professeurs de Sup et Spé de France, à l'École Normale
Supérieure de la Rue d'Ulm. Il me ramena au métro dans sa deux-chevaux, et
le virage sur deux roues entre la Rue d'Ulm et la Place du Panthéon me
laissa une telle frayeur que je racontais la scène à ma profs de Maths,
Mme Wirth, qui connaissait le bonhomme et éclata de rire en me disant que
j'avais commis une grave erreur en acceptant de monter dans sa voiture !
Heureusement pour notre santé mentale (déjà bien atteinte), certains cours sont plus folkloriques que d'autres... Le cours de Français en particulier, assuré par la franchement très mauvaise Mme. G. (un nom TRÈS célèbre à l'époque) qui déguisait son fils en ticket de métro à la Mardi-Gras (si, si, je vous assure...), donne lieu en fin d'année scolaire à une scène homérique ! La salle permanente de notre HX3 est au rez-de-chaussée du Lycée, fenêtres au sud, et les premières chaleurs de l'été qui s'annonce sont telles que les cours ont lieu toutes fenêtres et portes ouvertes. Le cours lui-même étant insupportable, les classements de passage en Maths Spé quasi-faits, les occupants de la première table de la salle à l'entrée décident de prendre du champ et évoluent lentement mais sûrement vers l'extérieur, centimètre par centimètre. Nous pleurons de rire mais notre enseignante, perdue au tableau dans un vrai délire dont tout le monde se fout, ne se rend compte de rien. La première table finit par se retrouver totalement à l'extérieur et les tables suivantes commencent à migrer. À chaque fois que la prof se retourne assez longtemps vers le tableau, un élève quitte également la salle par la fenêtre ! À la fin de l'heure, nous ne sommes plus qu'une petite dizaine sur quarante dans la pièce, et c'est mon tour de fuir. Presque toute la classe est dehors, à l'écart, à fumer une clope en discutant. Je n'oublierai jamais le fou rire inextinguible qui nous a tous pris ce jour-là, une soupape de sécurité nécessaire à la fin d'une année de folie. Même notre prof principale, la prof de Maths, prit cela à la potacherie et ne nous engueula que très mollement.
J'attends bien sûr l'orientation vers la Maths Spé une boule au ventre. J'espère vraiment me retrouver en M', même si je sais que cela sera dur et surtout que certains bons copains vont se retrouver dans des classes différentes. Mi-juin, c'est chose faite et j'invite toute la classe chez moi pour une soirée de fête pendant que mes parents sont en virée chez des amis. Plusieurs copains dorment chez moi sur les sofas et fauteuils et m'aident à tout remettre en ordre au petit matin. Malgré toute notre attention, ma mère se rendra immédiatement compte à son retour qu'il s'était passé quelque chose, à cause d'un tout petit bibelot mal replacé ! Avec le cabinet médical attenant et entre autres ses drogues du tableau A, une telle fiesta chez moi était jusqu'alors un tabou absolu. Mes parents ont eu l'intelligence de prendre ça avec un grand sourire... Christian quitte, à la stupéfaction et colère de nos enseignants et notre tristesse, Charlemagne pour Louis-le-Grand pendant que Sylvie, Serge, Gilles, Jean-Louis, Bruno, quelques autres et moi nous retrouvons en M' dans un grand brassage des trois Maths Sup. Nous découvrons aussi les 5/2, c'est-à-dire des redoublants n'ayant pas réussi les concours à leur premier essai.
Au fait, laissez-moi en passant vous expliquer pourquoi on appelle ceux qui tentent les concours des classes préparatoires scientifiques pour la première fois des 3/2 et les redoublants des 5/2 : le Graal des classes prépas, c'est Polytechnique, surnommée l'X. Intégrer l'X entre la première Spé et la seconde, cela s'écrit mathématiquement. Et cette intégrale vaut 3/2. Quant à intégrer l'X en redoublant, c'est donc une intégration entre la seconde et l'interdite troisième Spé soit , et donc 5/2. Les « prépas HEC » appelaient les redoublants des « carrés », ce qui suscitait évidemment de notre part des commentaires peu flatteurs sur leurs capacités à calculer une intégrale même triviale... Notre nerdification avançait à grands pas.
Comme vous pouvez vous en rendre compte, les classes préparatoires aux concours des « Grandes Écoles », c'est un peu le désert des hobbies et des activités extra-estudiantines... Mon activité informaticienne a clairement souffert pendant ces années, même si je reste un informaticien fou et indécrottable. Mon objectif reste l'Ensimag à Grenoble, et je plonge dans la Maths Spé M' comme un dingue. Les horaires sont cinglés, la charge de travail immense. Ma santé s'en ressent, avec de multiples crises de spasmophilie/tétanie pendant l'année. On se marre bien, certes, mais le rythme est tel que nous sommes physiquement au bout du rouleau. Les repos au bistro du coin, le Bûcheron ou Chez Casimir, ne suffisent pas à nous requinquer. Pendant l'hiver, je tente de rattraper un 5/2 dans la cour pour lui rendre un document alors que le sol est gelé, je fais un vol plané dangereux et atterrit sur le dos dans une douleur intense. La déchirure musculaire est énorme et quasi-impossible à réparer. Pendant le week-end, je suis incapable de dormir sur le dos ou même m'asseoir normalement, je travaille allongé sur le flanc droit...
Les concours débutent juste avant le 1er Mai et je suis absolument crevé. Je sens que je ne suis pas assez préparé, que j'ai encore des lacunes, mais j'y crois quand même. Je me couche le 30 Avril au soir heureux d'avoir une journée de récupération le lendemain... Ce 1er Mai, pour la première fois de ma vie, je me lève à 16h passées, j'ai donc dormi environ 19 heures d'affilée à cause de l'épuisement. Pendant les épreuves écrites, je croise à l'ESTP (École Spéciale des Travaux Publics) de Cachan mon sosie parfait. On éclate de rire en se voyant, comme deux frères jumeaux qui s'ignoraient, un éclat de rire au milieu de quelques semaines ultra-intenses.
Les résultats arrivent et ils sont pour le moins mitigés, puisque je ne suis admis qu'à l'École Spéciale des Travaux Publics qui ne m'intéresse absolument pas. Je vais donc faire une 5/2 et je pars en vacances assez tôt, non sans avoir décidé avec quelques copains de louer ensemble un appartement au mois d'Août à Cavalaire. Ce mois d'Août fut mémorable, plein de délires et de fiestas, et il fut surtout reposant en perspective de la nouvelle année de Maths Spé qui arrivait. J'y rencontre Sophie mais la charge de travail à partir de Septembre mettra fin à notre relation assez rapidement.
En 5/2, les choses furent évidemment plus faciles. Je tire la bourre avec un 3/2 pour la place de premier en Maths. Sylvie, Gilles, Serge, Jean-Louis et Bruno sont toujours là. L'entraide est maximale, l'ambiance délicieuse. La différence entre 3/2 et 5/2 est énorme, nous comprenons enfin pourquoi les 5/2 nous prenaient l'année précédente pour des gamins. Le fait d'avoir déjà vécu les concours est un avantage indéniable, il nous stabilise et nous libère à la fois. Gilles, Serge et moi séchons la plupart des cours de Dessin Industriel, que nous passons au Bûcheron ou Chez Casimir, pour discuter ou travailler. Mais il reste que nous bossons énormément et que notre niveau est sans commune mesure avec celui de l'année écoulée.
Gilles a un ordinateur qui commence à m'intéresser beaucoup, un Atari ST. Les jeux sont vraiment sympas, les utilitaires superbes, il y a un compilateur C, le système GEM me semble même mieux foutu que celui de Macintosh, le processeur est un 68000, les disquettes sont en 3 pouces et demi, la mémoire n'est plus anémique. Je commence clairement à rêver d'un Atari 1040 ST même si j'ai autre chose sur le feu pour le moment.
Atari 1040 STf
(Crédits photo: Bill
Bertram CC-BY-2.5 — Attribution)
Les concours se passent bien mieux que la dernière fois, et je suis admissible à toutes les écoles présentées, y compris l'ENS de la rue d'Ulm, ce qui me vaudra un appel téléphonique d'encouragement de tous les enseignants de la classe. Je ne suis que « petit-admissible » à l'X, ce qui fait que je me coltine un oral de plus que les « grands-admissibles ». À cause de mon oral de Maths de l'ENS, je suis obligé de décaler le petit-O de l'X en toute fin de session, à la colère de l'examinateur qui m'engueule comme du poisson pourri. Heureusement, il sera totalement différent, même affable, pendant mon oral et m'annoncera directement que je passe sans problème au grand oral.
Alors que je commence sérieusement à envisager d'entrer à l'ENS pour devenir chercheur en Maths si je le peux, je rate Normale Sup mais réussit l'X. J'arrive sur le plateau de Palaiseau pour l'annonce des résultats conduit par André, un copain de mes parents, qui me dira dans un grand éclat de rire « grâce à toi, je peux dire que je suis entré et ressorti de Polytechnique ». Côté éclats de rire, il y a deux gugusses qui dansent de joie (littéralement) devant le tableau des résultats en jetant en l'air leur blouson : Philippe H., 3/2 dans ma classe et moi-même. Certains, venant des « grands » lycées parisiens, nous regardent de façon quasi-méprisante parce que nous affichons notre joie. Je me souviens en particulier de ce père qui sans un seul sourire dira seulement à son fils qui ne souriait pas plus « voilà, c'est fait » ; pour eux, c'était le chemin normal, rater l'X aurait été une anomalie. Moi, je plane au milieu des nuages et je crie mon bonheur.
Blason de l'École Polytechnique
Mais je me dois de vous raconter qu'encore une fois, je suis né pile au bon moment : pour la première fois de son histoire, le concours de l'X a ouvert une épreuve facultative d'Informatique... Je m'y étais évidemment inscrit. L'épreuve s'était déroulée dans une salle de Travaux Pratiques de l'X pleine de babasses, sous la conduite de l'examinateur/correcteur assez jeune, sympa et qui se déplaçait en béquilles. Le sujet était la rédaction d'un logiciel de calculs matriciels en Pascal sur une bécane sous OS-9 et l'épreuve durait 4 heures. Au bout de deux heures, j'avais tout fini, j'avais même pris le soin de passer un quart d'heure à optimiser mon code, et je remettais l'impression de mon code parfaitement commenté au correcteur. Incrédule, celui-ci me prenait à part et me demandait de lui expliquer mon code et mes résultats. Au bout de cinq minutes, il me gratifiait d'un sourire intense et me demandait où j'avais appris la programmation... J'ai eu le seul 20/20 de tout le concours sur cette épreuve cette année-là, et les points gagnés avec cette option m'ont propulsé de la liste d'attente à la liste primaire d'admission. Certes pas dans les premiers, mais en liste primaire d'admission quand même. Si je n'étais pas né en 1967, si je n'étais pas tombé petit dans l'informatique individuelle naissante, si mes parents n'avaient pas laissé faire d'un œil plus que bienveillant, si je n'avais pas redoublé ma Seconde et ma Maths Spé, je n'aurais pas eu cette épreuve optionnelle, les points afférents et je n'aurais peut-être pas décroché l'X... Oui, je sais, avec des « si » on mettrait Paris en bouteille, mais tout de même.
Nous sommes donc fin Juillet et avant de fêter la fin des concours avec quelques copains, j'appelle mes parents en vacances dans les Landes. Ils sont chez des amis dans l'attente de mon coup de fil, et j'entends leur hôte crier « Champagne ! » avec son bel accent du Sud-Ouest quand j'annonce mon entrée à l'X. Je les rejoins en avion pour une semaine merveilleuse avant de repartir tout le mois d'Août à Cavalaire avec les suspects habituels dont mon vieux pote Olivier que je présente à cette occasion à mes copains de taupe.
À Cavalaire, c'est le délire et les fiestas habituels pendant presque tout un mois, et j'y rencontre Adeline, issue d'une famille très connue. Quelques mois plus tard, elle me demandera de récupérer un truc dans son sac à main, et je tomberai alors sur une carte de membre du Front National. J'avais déjà eu la puce à l'oreille quand un membre de sa famille, ancien général de l'Armée de Terre, avait qualifié Le Monde de journal de merde d'extrême-gauche... Ses réponses à mes questions seront affligeantes. Cela ne fera évidemment pas long feu.
Le 26 août, Olivier et moi quittons Cavalaire pour rentrer sur Paris. La rentrée à l'X est le 28 Août, et je sais que cela commence par le Service Militaire... Et le Service Militaire, même à Polytechnique, ça commence par une coupe de cheveux millimétrée, des réveils aux aurores, des exercices physiques plus demeurés les uns que les autres, un éprouvant bizutage qui aura des répercussions ultérieures et surtout un choc culturel frontal et massif...