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Je ne suis en général pas un type chanceux dans la vie. Non sans rire, je suis plutôt un exemple vivant de « le tournevis serait pourtant mieux placé sur la tête de vis que dans le gras de mon pouce » ou « dix personnes sont passées sous ce lampadaire et la chiure de pigeon est évidemment tombée sur Daniel ». Littéralement. En Yiddish, la langue maternelle de mes parents, on distingue le shlemazel du schlemil. Mazel, en hébreu, c'est la chance ; le schlemazel, avec son préfixe péjoratif germanique schle-, c'est donc le type qui n'a pas de chance. Le schlemil c'est pire, c'est le pauvre type qui n'a pas de chance... Quand le schlemazel se fait une tartine de pain beurrée, elle va toujours tomber et bien entendu tomber du côté beurré. Le schlemil, lui, fera en plus rebondir le côté beurré sur son pantalon propre. Bon, et bien je suis un schlemil, et mes proches en rient au quotidien.
Mais il y a au moins un domaine dans lequel cette malchance maladive ne m'a pas poursuivi : je suis né au bon moment...
L'informatique individuelle est née réellement entre mi- et fin 1977, avec la sortie des deux merveilles ensorcelantes qu'étaient l'Apple II et le PET de Commodore, les premières machines individuelles sérieuses que même les enfants avaient envie de manipuler. Et moi j'avais dix ans et des poussières...
Mais revenons un peu en arrière, voulez-vous. Votre serviteur est né fin février 1967. S'il est bien éveillé avec une belle tignasse noire, il est un peu prématuré mais tout va bien. Il a en fait quinze ans de retard, sa mère ayant contracté jeune une tuberculose lui interdisant longtemps le mariage et la grossesse (pour les djeunz et les célibataires, il vous faut savoir que le certificat prénuptial qui interdisait aux tuberculeux de se marier n'a été supprimé en France qu'au 1er Janvier 2008...). Sans cette sale maladie, je serais probablement né vers 1952 ou 1954 et j'aurais donc raté la révolution informatique de mon adolescence.
Dès tout petit, je suis un peu à part.. Je sais marcher très, très tard, je suis en fait un gros patapouf qui n'aime rien tant que rester assis à jouer et se balader à quatre pattes. Mais je suis tellement curieux et demandeur que l'inscription au jardin d'enfants devient une nécessité. Malheureusement, étant né en début d'année, j'ai 2 ans et demi en septembre et l'école publique me refuse. Mes parents s'interrogent, confrontent leur idéaux sociétaux à la connerie crasse et bureaucratique de la maternelle publique du quartier, et font finalement le meilleur choix possible en me faisant entrer dans une petite école privée de la Place des Vosges, l'École des Feuillantines. A cette époque, le Marais n'est pas encore peuplé de bobos et le quartier reste populaire. Pour la petite histoire, je me souviens parfaitement de cette première journée d'école, à deux ans et demi, dans des détails que personne d'autre n'a jamais pu me raconter, et c'est loin d'être mon plus vieux souvenir...
Rendez-vous compte... Notre cour de récréation était le parc de la Place des Vosges ! Du jardin d'enfants à la fin du CM2, il devait y avoir en tout 40 élèves dans deux pièces, comme une petite école rurale. Jusqu'à la fin du Cours Préparatoire, tout est sous la responsabilité de la délicieuse Mme Roehrig ; du CE1 à fin CM2, c'est la directrice de l'école, Melle Perraut, qui officie. Je suis donc dès le premier jour - et avec toute ma classe - au contact permanent d'élèves ne passant pas leurs journées à jouer mais apprenant à lire, écrire, compter. Et même si les cubes en bois sont particulièrement amusants, tout ce que nous entendons des autres classes percole en nous à grande vitesse. À trois ans et demi, nous savons lire, écrire, compter. Avec Éléonore, Richard et Paul, nous tirons le reste de notre classe (c'est-à-dire quatre autres gamins) vers le haut et à quatre ans et demi, les additions, soustractions et multiplications n'ont plus aucun secret pour nous. À part cela, je suis un gamin petit, timide, plutôt solitaire mais adorant la compagnie des autres, portant des lunettes depuis l'âge de quatre ans à cause d'un bel astigmatisme. Je suis indiscernable de mes camarades de classe.
À un détail près cependant : quand je demande combien font deux moins trois, je suis le seul à tiquer devant la réponse « ça n'existe pas ». Il y a quelque chose de bizarre, d'étonnant tant dans la réponse elle-même que dans le sourire narquois de mon institutrice. Je vois bien aussi que les autres acceptent ça comme une vérité absolue, mais pas moi. Je demande pourquoi ça n'existe pas à mon institutrice mais face à son « c'est comme ça », je ne peux pas chercher plus loin. Cependant une petite loupiote s'est allumée quelque part dans mon cerveau et elle y restera longtemps. Quelques années plus tard pour mes huit ans, mon père me ramènera de New York un souvenir inouï, une merveille que j'étais le seul à posséder parmi tous mes amis ou camarades de classe, une vraie rareté qui coûtait $70 de l'époque aux États-Unis et une fortune ici à Paris : une calculatrice électronique à affichage à LEDs rouge, 4 opérations plus la racine carrée et même 1/x. La premier calcul effectué fut bien évidemment « 2 - 3 » et je compris ce jour-là les nombres relatifs...
Vu le niveau de la classe, nous sautons tous comme un seul homme le premier niveau du Cours Préparatoire qui se déroulait alors sur deux années. Pour la même raison, nous effectuons l'intégralité du CE1 en trois mois et finissons tout le CE2 dans les deux trimestres restants. La Directrice de l'École étant une égyptologue distinguée diplômée de l'École du Louvre, elle nous laisse potasser ses cahiers personnels ; nous y apprenons les hiéroglyphes et même la grammaire de l'égyptien antique ! Les sorties éducatives au Louvre sont compliquées car il faut toujours nous rappeler à l'ordre : les gardiens de salle nous prêtaient leur tabouret sur lesquels nous montions pour déchiffrer les papyrus présentés sous vitrine... C'est tellement passionnant que je décide de devenir égyptologue. La réaction des adultes face à une telle vocation était en général un superbe « ah ben ça c'est pas banal » digne d'un Fernand Raynaud jouant le plouc pilier de comptoir.
Les fins d'année scolaire sont festives, avec la remise des prix
d'honneur et d'excellence, précédée d'un spectacle. Et quel spectacle ! En
général deux pièces de théâtre complètes, une pour les « petits » et une
pour les « grands ». Comme j'ai une diction très correcte, une mémoire
éléphantesque et que je place bien ma voix qui porte déjà malgré ma petite
taille, j'assure à chaque fois le rôle principal d'une pièce entière de
Molière. La diction et le ton seront grandement améliorés par les cours de
l'inoubliable Mme Himmel et tant les costumes que les applaudissements
finaux feront oublier les efforts d'une année entière. J'adorais jouer
comme cela sur scène, mais je n'ai ressenti aucun appel des planches,
aucune vocation. Pour moi, jouer était lié à la fête des prix de l'école
et à rien d'autre. Je n'ai d'ailleurs plus jamais joué depuis cette
époque.
Le CM1 est également avalé en moins de trois mois, et le CM2 finit l'année. Nous avons tous entre huit ans et huit ans et demi et le collège nous tend pourtant déjà les bras. Mais nous venons du privé... Il faudra donc en passer par l'examen d'entrée en sixième pour pouvoir rejoindre un collège public. Mais comme je n'ai même pas huit ans au moment de l'inscription en janvier, la dispense présidentielle me sera nécessaire. Si, si, je vous assure, présidentielle, le Président d'un grand pays comme la France n'ayant que ça à faire que d'autoriser un chiard de 8 ans à suivre son cursus scolaire. Le document signé Giscard d'Estaing m'autorisant à passer l'examen a été perdu, mais il a longtemps fait rire dans la famille.
L'examen se passe mal. Je sors horrifié de l'examen de mathématiques, notre institutrice ayant malheureusement fait l'impasse sur une notion majeure d'un des quatre exercices de l'examen : les multiples... Je passe dix minutes à me demander ce que cela peut bien être, mort de peur, puis décide qu'un multiple de deux doit être un nombre à deux chiffres, un multiple de trois un nombre à trois chiffres. Phénoménal coup de bol, les nombres à deux chiffres de l'examen sont pairs et ceux à trois chiffres sont divisibles par trois ! Je réussis l'examen d'entrée en sixième avec un score d'usurpateur : premier de Paris (si, si...) à même pas huit ans et demi !
Ma vie va totalement basculer au collège, mais un épisode important pour ma vie de geek se produit avant... Le père de mon plus vieux copain Emmanuel vient de lui offrir un cadeau d'anniversaire qui - c'est très rare chez moi - va me rendre jaloux. Réparateur de télévisions et habitué à avoir des composants électroniques en permanence autour de lui, Roger, en bon paternel tentant d'inspirer son fils, lui a remis une perle : un kit électronique de sonnette à deux tons et LEDs rouges à souder... Il y a là des choses bizarres dont Emmanuel et moi devons apprendre les noms : un circuit imprimé, des transistors, des résistances, des condensateurs, des LEDs. Il va falloir maîtriser vite le fer à souder pour s'amuser un peu !
Sonnette électronique en kit
Je suis tellement jaloux que je tanne mes parents pour avoir moi aussi un kit à souder, et mon toubib de père qui a sillonné tout Paris pour ses visites médicales se souvient que la Mecque des composants pour le grand public à Paris se trouve en face de la Gare de Lyon, le magasin Cyclades Radio (qui existe toujours, on le verra bien plus tard). Mon père s'amuse beaucoup de mon entêtement, y détecte les prémices de quelque chose d'important, et finit par m'y emmener. Nous quittons cette caverne d'Ali Baba avec un kit un peu différent de celui d'Emmanuel, un fer à souder de débutant, une panne à souder de rechange et un bon rouleau de soudure. Dès mon retour, je m’attelle à la réalisation du kit qui, évidemment, ne fonctionne pas du premier coup. Argllll, horreur, désespoir, j'ai fait baver une soudure et le nettoyage de cette erreur me prendra deux fois plus de temps que la soudure de l'ensemble du kit. Mon premier bug... Mais bon, après quelques efforts, tout marche.
Je suis bien entendu frustré. Cela marche mais je ne sais pas du tout pourquoi. Cela fonctionne mais je serais incapable non seulement de faire le plan moi-même mais également de faire le circuit imprimé moi-même. Emmanuel et moi découvrons alors qu'à deux pas de chez nous, et encore plus près de chez moi que de chez lui, le fond d'une cour de la rue des Filles du Calvaire héberge le magasin DEP-RTC, qui lui aussi vend des composants et tout ce qu'il faut pour nous amuser. Nous commençons par un petit livre d’initiation à l'électronique, un best-seller de l'époque que je conserve précieusement, qui permet de réaliser des circuits élémentaires sur des plaques de test. Tout est expliqué, en termes clairs et simples, mais vu notre âge, nous mettrons pas mal de temps à comprendre le fonctionnement de certains circuits. Tout notre argent de poche passe dans l'achat des plaques et des composants. Je me souviens en particulier que nous détestions souder un transistor 2N2222 sur de telles plaques, à cause de la faible longueur de leurs trois pattes.
« Pour s’initier à l'électronique », B. Fighiera, 1975
L'étape d'après est bien entendu la réalisation de nos propres circuits imprimés... Comme un insolateur est financièrement inabordable pour un gamin de mon âge, il faut en passer par des plaques totalement cuivrées sur lesquelles on dessine avec un crayon à vernis spécial ou sur lesquelles on dépose des décalcomanies protectrices pour ensuite les faire baigner plusieurs heures dans un bain chimique (de perchlorure de fer) qui attaquera la couche de cuivre partout où elle n'est pas protégée. C'est peu fiable, lourd et long, mais ça marchouille. Selon un chemin me semblant tout naturel, et sans imaginer une seule seconde que ni mes yeux exceptionnels ni mon physique de culturiste seront un problème, je décide que l'égyptologie ça suffit et qu'il serait mieux de devenir cosmonaute. Évidemment, cela ne durera pas !
Au collège Grenier sur l'Eau dans le 4ème arrondissement de Paris (où passera aussi quelques années plus tard Tariq Krim), ce sont des années à la fois heureuses et difficiles. Heureuses parce que mes résultats scolaires sont excellents. Il n'y a que pour les rédactions que la différence d'âge se fait vraiment sentir et que l'aide de ma mère m'est absolument nécessaire. Difficile parce que je suis nettement, mais alors nettement plus jeune et plus petit que mes camarades de classe. À mon arrivée en classe de Sixième, j'ai huit ans et demi et je suis un nabot tandis que Jean-Marc H. a douze ans et mesure déjà 1m81 ou que Serge de T. a plus de treize ans. Mais il y a pire... Raphaël G., parfaitement bilingue en anglais et qui se vante (si ma mémoire est bonne) d'être de père américain, de mère espagnole et d'être né sur un bateau en dehors des eaux territoriales, est un sale enfant gâté et méchant qui m'a immédiatement pris comme souffre-douleur. Il me mène la vie dure et je n'ai pas de vrais copains dans cette classe. Vu mon âge, mon père me dépose encore en voiture le matin à l'école et les autres élèves se déchaînent contre moi, moqueurs. Je dois donc demander à mon père de me déposer Rue de Rivoli, pour ne plus subir des quolibets déprimants. En Cinquième, plusieurs élèves venant d'autres classes de Sixième nous rejoignent. Dont Florence V. qui habitait à faible distance de chez moi et avec qui je rentrais souvent à pied en fin de journée. Mais je reste isolé par mon âge et je suis donc un assez grand solitaire.
Il faut dire que je ne sais pas mentir du tout, ce qui me dessert fortement dans un milieu scolaire qui ne cherchait pas encore du tout à détecter les cas de harcèlement, dans un bahut devant lequel la bande de « Saint-Merri » venait régulièrement chercher la castagne le samedi midi à la sortie des cours... Je ne connais même pas un seul gros mot à part « merde »... Un épisode en particulier m'a fait définitivement passer pour le bébé intello-de-service infréquentable : je suis en salle de permanence car notre professeur de musique Mme Touati est absente. Plusieurs troisièmes sont là aussi et mettent pas mal de souk, au grand dam du surveillant. Le Directeur de l'École, ancien professeur de mathématiques, géant d'au moins 1m90 et truculent marseillais, est prévenu et déboule dans la salle de permanence (bien entendu, tous les élèves se lèvent) et interpelle alors un de ces troisièmes. Il l'engueule bien fort, lui faisant remarquer qu'il ferait bien de se préoccuper un peu plus de réviser ses maths plutôt que de déranger le calme de la permanence. D'ailleurs, vous faites quoi en ce moment ? Le gamin lui répond « euh les nombres relatifs monsieur ». Bien, dans ce cas, combien font 2 - 3, allez, vite ? Et là, pof, peur panique du gamin qui n'a strictement aucune idée de ce qu'on lui demande et répond n'importe quoi, à la grande colère du Directeur. Sans vouloir le moins du monde la ramener et surtout pour sortir l'autre gamin de la mouise, je lève la main parce que moi, eh, je sais répondre, j'ai découvert ça tout seul il y a longtemps sur la calculatrice ramenée de New York par mon père... Le Directeur écarquille alors les yeux et me lance alors un « oui ? » étonné qui me semble comme une invitation. Je murmure alors « ça fait -1, monsieur ». Silence pesant d'au moins quinze secondes avant que le Directeur ne se retourne furax vers l'autre élève en criant avec son bel accent provençal « tu vois, bougre d'andouille, même un sixième est capable de répondre mieux que toi » ! Je suis évidemment mort de honte, toute la permanence et en particulier les troisièmes se déchaînent contre moi dès la fin de l'heure de permanence. Ils n'arrêteront plus. Le Directeur, lui, fonce voir mon professeur de mathématiques, M. Merlin (ça ne s'invente pas), pour lui raconter la scène, ce qui m'offrira un peu de protection professorale dans ce monde de brutes.
Je suis tellement solitaire que mes parents ont perçu le problème longtemps avant mon entrée en sixième. Durant les vacances d'été dans les Landes, ils décident de m'inscrire au club enfantin de la plage d'Hossegor, géré par la famille Crestois. Le but est de m'immerger parmi des enfants de mon âge, ignorants de mon parcours et de mon avance, et surtout des enfants de la région. J'y rencontrerai mes premiers vrais amis pour la vie, en particulier David, Thierry et Flavie. Le Sud-Ouest reste encore aujourd'hui mon pays de cocagne, l'endroit de France où je me sens chez moi, moi le juif errant.
Côté geekeries, le père de mon copain Emmanuel, toujours lui, finit par nous passer un exemplaire d'une revue d'électronique existant depuis les années 1930 et nommée Radio Plans. Si nous ne comprenons pas tout ce qu'elle contient, nous la lisons avec passion. Et c'est dans un numéro de Radio Plans que nous apprenons l'existence d'un magazine bien plus récent nommé MicroSystèmes que nous fonçons acheter au kiosque le plus proche de chez moi... Et là, le choc, brutal, massif. Une machine au look de kit retient toute notre attention, le sublimissime Rockwell AIM-65...
Le Rockwell AIM-65
(crédits photo: oldcomputers.net)
La bête coûte plus de 3 000 Francs de l'époque, bien au-delà des capacités de mon argent de poche ou même des capacités de cadeau de mes parents. Je rêverai de cette machine pendant des années, et j'ai toujours aujourd'hui un gros pincement quand je la vois en photo. Si une des caractéristiques du geek est de rêver de posséder des geekeries plutôt que des vêtements, des meubles, des objets de luxe, alors oui clairement je suis devenu un geek le jour où j'ai aperçu pour la première fois cette publicité pour l'AIM-65. Devenir cosmonaute n'est même plus une option, je deviendrai informaticien et c'est définitif, profond, inébranlable. Je n'ai jamais rencontré l'ingénieur qui a conçu l'AIM-65, je ne connais même pas son nom ; mais j'aurais sans aucun doute les larmes aux yeux si je le rencontrais aujourd'hui. Il a fait de moi, sans le savoir, ce que je suis aujourd'hui. Ma vocation est née de sa création, et je lui en serai toujours redevable et reconnaissant.
1977 approche et il enfin temps de revenir à l'Apple II et au PET. Mais avant de vous parler de ma confrontation avec ces machines infernales, je dois vous situer un peu le paysage informatique de l'époque, qui n'avait tout de même rien à voir avec celui d'aujourd'hui...
Pour faire simple, personne à part quelques chercheurs et allumés bossant dans les télécommunications ou le militaire n'avait même jamais vu un ordinateur en 1977. Bon, oui, d'accord, des entreprises disposaient d'ordinateurs. Mais rien à voir avec 2015. Au moment même où l'Apple II et le PET sortaient, au moment même où cette révolution de l'informatique individuelle démarrait, Ken Olsen (patron de Digital Equipment Corporation) déclarait qu'il n'y avait aucune raison pour un individu d'avoir un ordinateur chez lui... Il parlait évidemment des gros systèmes professionnels, mais il reste qu'il n'avait rien compris de ce qui allait se produire au cours des 15 années à venir.
L'Apple II était une machine lente, basée sur un microprocesseur 8 bits simple, éprouvé et efficace mais pas redoutablement performant même pour 1977. La fréquence d'horloge de ce microprocesseur (un des éléments indiquant sa « puissance ») était de 1 Mega-Herz, c'est-à-dire qu'elle oscillait un million de fois par seconde. L'Apple II pouvait adresser 64 kilo-octets de mémoire. Tout compris hein, pas par blocs de 64 ou quelque système qui permettrait de dépasser cette valeur par agrégation de blocs... Ces 64 kilo-octets étaient composés de 16 kilo-octets de ROM contenant le système, le langage de programmation Basic et ce genre de choses de base ; les 48 kilo-octets restant étant dévolus à la RAM, c'est-à-dire à vos programmes et leurs données.. Et cela dans le meilleur des cas car la RAM coûtait à l'époque franchement cher et la plupart des configurations vendues n'avaient que 16 kilo-octets de RAM. Côté mémoire de masse (le mot est mal choisi), on avait le choix entre des cassettes audio lentes, de piètre qualité et de faible stockage et des disquettes 5 pouces et quart simple-face permettant la sauvegarde de 140 énormes kilo-octets. Côté écran, le moniteur d'origine était noir et blanc, la couleur n'est venue que plus tard. En mode « haute résolution », on atteignait un exceptionnel 280 pixels sur 192 en six teintes de gris (puis couleurs).
Apple II, téléviseur utilisé comme écran et archivage sur K7
(Crédits photo: Carl Knoblock, Phil Pfeiffer)
Un configuration d'Apple II à 48 kilo-octets de RAM, avec un lecteur de disquette et un moniteur couleur coûtait environ 11 000 francs en 1983, soit environ 3 450 € d'aujourd'hui en tenant compte de l'inflation... Pour 3 450 € en ce mois de janvier 2015, vous avez un MacPro avec un processeur Intel Xeon 64 bits quadri-coeur à 3.7 Giga-Herz de fréquence d'horloge, 12 Giga-octets de RAM, deux processeurs graphiques avec chacun 2 Giga-octets de RAM servant deux superbes écrans couleur à des résolutions dépassant la capacité de discrimination de l'oeil humain et enfin 256 Giga-octets de disque SSD, c'est-à-dire un disque à base de puces électroniques et non pas de plateaux magnétiques. Côté encombrement, cette bête de course prend même moins de place que l'Apple d'origine... Je n'ose même pas me demander combien de fois ce MacPro de base est plus puissant que l'Apple II. En fait, même votre plus vieux smartphone est tellement plus puissant que l'Apple II que la comparaison serait impossible.
Le PET était un peu similaire, sans le mode « haute résolution » : même coût, même processeur, même quantité de ROM et RAM, cassettes faiblardes ou disquettes riquiqui et un clavier particulièrement bizarre. Il avait cependant l'avantage d'un écran intégré, on aurait dit un ancêtre du robot WALL-E de Pixar.
Le PET de Commodore
(Crédits photo: Rama)
Maintenant que je vous ai présenté les bêtes, regardez un peu vos enfants, vos neveux ou les enfants des voisins en face d'un iPad, d'un téléphone mobile ou d'une manette de jeu vidéo comportant une bonne quinzaine de boutons... Un bout'chou de deux ans comprend tout d'un iPad en une heure alors que vous en êtes réduit à demander à vos enfants la différence entre les boutons X, A et B de la manette de jeu. Ils adorent... Ils pigent immédiatement, adoptent sans tarder, en font un élément naturel de leur quotidien. Ils en sont déjà à l'étape d'après quand vous répétez à qui veut l'entendre que vous êtes totalement imperméable aux règles de jeu des Pokemon (je remue le couteau dans la plaie, n'est-ce pas ?).
Et bien pour mes onze ou douze ans, je ne sais plus, pendant que mes camarades de classe ne pensaient qu'aux boums du week-end, moi, je découvrais l'Apple II et le PET de Commodore dans les travées de la salle de Mathématiques du Palais de la Découverte à Paris. J'y suis resté scotché. Mes parents n'ont pas réussi à m'arracher de la salle et ont du finir leur visite du Palais sans moi, me récupérant deux heures plus tard en transe devant le PET, ne quittant ce poste qu'à grands regrets. Il avait bien du me falloir une heure pour apprendre le Basic et commencer mes premiers programmes, sous la houlette d'un « grand » de seize ans infiniment gentil dont le nom malheureusement m'échappe. C'était tellement merveilleux que je passais tous les jours du mois d'août au Palais, arrivant à l'ouverture et piquant un sprint jusqu'aux machines, via des raccourcis connus uniquement des gamins fonçant dans la salle d'Informatique. On mangeait devant la machine, pour ne pas laisser notre place et on buvait le moins possible pour ne pas avoir aller aux toilettes... On ne quittait le Palais qu'à la fermeture. Un mois de bonheur pur.
IBM 1130
(crédits photo: Arnold
Reinhold CC BY-SA 2.0)
Il y avait aussi au Palais, dans une salle fermée et climatisée que nous appelions « le bocal », un énorme IBM 1130 avec un télétype et un écran oscilloscopique. La bête se gavait de cartes perforées, que l'on corrigeait à grands coups de scotch et de surperforations grossières. Je me suis un peu amusé dessus, mais j'ai rapidement délaissé ce monstre, rarement accessible et surtout totalement dépassé par le PET et l'Apple II. J'ai encore quelques kilos de cartes perforées chez mon père dans un carton, souvenir d'une préhistoire lointaine...
Carte perforée
(crédits photo: Arnold
Reinhold CC BY-SA 2.0)
Je dois également préciser que les gosses du Palais trouvèrent rapidement un lieu de 'délestage'. Cela s'appelait le Centre Mondial de l'Informatique, et c'était situé à deux cents mètres du Palais. Il parait que ce Centre fut un échec financier grave. Cela n'a dans mon esprit, et dans celui de la plupart de ceux qui l'ont fréquenté, aucune espèce d'importance et son fondateur, Jean-Jacques Servan-Schreiber, mériterait une médaille spéciale pour services exceptionnels. Je m'explique : ce Centre a mis en libre-service des ordinateurs derniers cris et même à l'époque une Lisp-Machine... Des centaines de gamins chevronnés y ont découvert leur vocation et cela a donné au pays quelques années plus tard une vraie génération de babasseurs fous, amoureux des ordinateurs, capables de coder n'importe quoi en n'importe quel langage. Que JJSS soit ici au moins remercié par moi ; je regrette de n'avoir jamais pu le faire de vive voix. C'est à l'époque que j'ai rencontré, entre le Palais de la Découverte et le CMI, le regretté Ludovic Valois croisé de nombreuses fois par la suite, et sans aucun doute Tristan Nitot et Tariq Krim mais je ne m'en souviens pas.
Centre Mondial de l'Informatique
(crédits photo: Le Point, via portices.fr)
Alors que mon ami Emmanuel quitte rapidement l'électronique et les ordinateurs pour découvrir les filles, je plonge avec bonheur dans l'informatique, le Basic, l'assembleur du 6502, la ROM de l'Apple II et les manipulations délirantes en tous genres permettant de simuler un mode « haute résolution » sur le PET en alternant à grande vitesse des caractères semi-graphiques. Le premier « gros hack dégueu » !
Pendant ce temps, les filles sont un grand mystère pour moi. Comme disait
mon grand-père en Yiddish « Les femmes ? Drôle de peuple... ». Ma classe
de Troisième débute et il y a enfin dans le collège des élèves de mon
âge... en classe de Sixième. C'est avec eux que je passe les récréations,
avec eux que je joue à la balle au mur. Ils m'acceptent d'ailleurs plutôt
bien. Et puis un événement bizarre se produit à l'automne : une jolie
petite nana de sixième, Myriam, joue plus particulièrement avec moi dans
la cour, à chaque pause. Je l'aime bien, elle a l'air de m'apprécier, on
s'amuse bien ensemble. Mais une sinistre andouille de Troisième commence
de nouveau à me harceler dans toute la cour sur le thème « alors Glazman,
tu te fais draguer ? Mais t'y connais rien, comment tu vas faire hein ? ».
Dans un tel cercle fermé et vu mon passif, je suis foutu. Sans même
comprendre que oui, effectivement, la jolie Myriam me drague et il n'y a
rien de honteux dans mon inexpérience, je suis forcé de couper les ponts
avec elle pour ne plus subir les « grands cons » comme je les appelais à
l'époque. Évidemment, Myriam n'a pas apprécié et ne m'a plus jamais
adressé la parole. J'ai toujours regretté d'avoir été trop gamin et trop
apeuré pour correctement gérer cette situation.
Mon père, qui regardait évidemment toute mon agitation technologique inattendue avec la plus grande bienveillance, m'annonce alors qu'une de ses patientes est enseignante d'informatique au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) tout proche et, divine surprise, elle accepte de me rencontrer pour peut-être me permettre d'utiliser les machines de son département du CNAM. Je me rends illico presto chez elle avec mon père et Mme Lucie M. m'offre alors un beau cadeau en m'emmenant immédiatement avec son fils au CNAM où je découvre, radieux, un Logabax LX-500... Si son fils manifeste un ennui visible, je suis au contraire sur un nuage de ce premier contact avec une machine « professionnelle ».
Le Logabax LX-500
(crédits photo: old-computers.com)
La machine n'est pas souvent disponible, mais je ne résiste pas longtemps à la tentation de découvrir un nouveau microprocesseur (le Z80), un nouveau système (le CP/M) et un nouveau langage (le LSE, qui ne me laissa pas de bons souvenirs). Je me souviens encore de cet enseignant d'informatique plutôt âgé, choqué par ma présence devant la machine et me voyant programmer sans difficulté en LSE s'écriant « bon, et bien si même un gamin peut programmer cette machine, nos étudiants n'ont plus aucune excuse, hein... ».
Je reviendrai souvent au CNAM pour jouer avec le LX-500 puis le LX-800, au grand amusement du gardien d'entrée du CNAM. Mais mon entrée en classe de seconde au Lycée Charlemagne va une nouvelle fois changer la donne.
En effet, pour mon entrée en seconde, mon oncle et ma tante ont décidé que je devais disposer d'une calculatrice un peu plus perfectionnée que ma malheureuse quatre opérations et racine carrée. Et à la faveur d'une visite chez eux à Bruxelles, un nouveau trésor m'est remis : une Texas Instruments TI-59a, avec un lecteur de cartes magnétiques, et son imprimante, le tout ramené directement des USA ou du Japon, je ne sais plus !!! Elle a 959 octets de mémoire programmable et est extensible par des modules additionnels de ROM, je bave littéralement de bonheur...
TI-59a et socle imprimante PC-100C
(crédits photo: ti59.com)
Mon premier ordinateur à moi, enfin ! Moins bien qu'un AIM-65 et son processeur 6502 mais pas de look de kit ! Et quelle calculatrice ! Je m'attelle immédiatement à la programmation, pour résoudre rapidement et automatiquement les équations du second degré de mes cours de mathématiques. Et puis je finis par regretter le langage Basic et je commence à en créer un dans les 959 octets de mémoire impartis. Je finis par arriver à un interpréteur minimal mais il prend... 951 octets ! Il me reste 8 octets pour programmer, ahem ! Je découvre alors par le plus grand des hasards un moyen d'exécuter les programmes de la TI-59a en mode « trace », c'est-à-dire en exécution pas-à-pas. Prenant ma plus belle plume, j'écris au magazine l'Ordinateur Individuel une lettre leur décrivant ma trouvaille. L'OI la publiera dans le numéro suivant dans la rubrique « Trucs et Astuces », en réécrivant profondément ma prose qui devait être assez illisible. C'est cependant ma première publication dans le domaine de la programmation, la première mention de mon nom quelque part. J'étais très fier, et j'ai ensuite envoyé de nombreuses contributions à l'OI, avec nettement moins de réussite !
Un autre patient de mon père également enseignant d'informatique, M. S., apprend alors ma passion et me prête pour un week-end, son Tandy TRS-80 complet ! Deux camarades de classe que je retrouverai bien plus tard à Polytechnique, Pascal Bardone et Gilles Perrin, viennent chez moi admirer la bête et jouer avec. Nous passons une journée entière dessus, un bref moment de bonheur sur un vrai ordinateur.
Mais mon année de Seconde C se passe mal, voire très mal... Mon enseignante de mathématiques est lamentable, mon enseignante de physique se fout complètement de la qualité de son enseignement car elle part en retraite en fin d'année et se fatigue vite d'une classe un peu turbulente, mon enseignante de français s'occupe plus de plaire (physiquement) aux plus âgés de la classe que de faire des cours de qualité, notre enseignante d'histoire et géographie part en congés maternité et est remplacée par un grand naze peu pédagogue et je n'ai strictement aucun souvenir de notre enseignante d'anglais, un comble. Malgré des cours de soutien, je m'effondre et mes résultats sont mauvais, voire très mauvais, comme ceux du reste de la classe. Sur 32 élèves de seconde C, seuls quelques-un passeront en première C. Je vais redoubler, prenant à l'occasion une remontée de bretelles paternelle mémorable. Ce n'est pas catastrophique, puisque je ne fais que rétrograder de trois ans à deux ans d'avance et je n'ai, à l'aube de cette seconde Seconde C, que douze ans et demi... Comme il est hors de question de me laisser à Charlemagne vu ce qu'il s'est passé, mes parents recherchent de nouveau un établissement privé. Nous sommes reçus par le Directeur d'une boîte à bac, derrière la Place de la République, qui me vouvoie, me donne du Monsieur et me parle de « Madame votre Mère ». Il écoute silencieusement ma mère, puis me pose quelques questions. Après un silence qui m'a semblé une éternité, il finit par nous déclarer que je ne suis pas un élève pour son établissement, que je n'ai eu qu'un accident de parcours et que les élèves « en rupture de banc » qui peuplent son lycée ne seraient pas pour moi un environnement favorable... A posteriori, il me faut le remercier chaleureusement : il aurait pu ne regarder que le +1 sur son budget mais non, sa rigueur morale et son honnêteté furent bienvenues.
Mes parents se mettent alors en quête d'un autre établissement pour moi et trouvent, toujours sur la recommandation d'une patiente de mon père, l'École Active Blingue JM dans le 15ème arrondissement de Paris, le départ du second chapitre de ma vie de geek.
Mais il reste que oui, je suis né au bon moment, comme je l'indiquais
plus haut. J'ai quitté la petite enfance pile au moment où l'informatique
individuelle explose et va changer le monde. Mes parents et ma famille ont
compris l'importance pour moi de cette passion et l'ont favorisée sans me
pousser. Je suis tombé tout petit dans la marmite de cette excellente
potion magique et non, rien de rien, je ne regrette rien.